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ASSEZ !

Yus’sur se lève brusquement de la couche où il s’était installé en tailleur et se met à faire les cent pas. Il vient de réaliser qu’en plus d’être responsable de ce désastre, il ne fait que s’apitoyer sur son sort.

Je ferais mieux de chercher comment je peux agir pour réparer mes erreurs ! Je ne peux pas raconter à qui veut l’entendre que les Anciens étaient si prodigieux, si savants, et en même temps prétendre que je suis impuissant ! Il doit y avoir quelque chose à faire, même pour un vieillard tel que moi !

Mais quoi ? Sans préméditation, il lance son esprit vers le champ de bataille où les combattants se font face. La tension nerveuse parcourant les deux camps l’atteint de plein fouet, lui coupant le souffle un instant. Le maelstrom de pensées qui tourbillonne ici est si extrême, si menaçant, qu’il recule mentalement d’un pas. Nul n’aurait envie de s’approcher d’une entité aussi repoussante. Car c’est bien une entité. Tant d’individus réunis en un même lieu, avec les mêmes pensées en tête, finissent par créer une singularité psychique, une étrangeté du monde de la pensée que les Anciens connaissaient bien. La Conscience Globale était un magnifique exemple de ces singularités, aussi belle et pure que celle dont Yus’sur s’approche aujourd’hui est délétère, emplie de ténèbres et d’horreurs.

Ce qu’il voit au-dessus de la plaine ressemble à un gigantesque vortex tournoyant lentement, jetant de pâles lueurs, pourpres par endroits et brunes à d’autres. Des pseudopodes lumineux pendent par milliers de cette masse, rejoignant chacun des individus dont les pensées sont les plus fortes, les plus chargées. Quelle que puisse être la force de volonté d’un Ancien, il serait parfaitement illusoire d’espérer lutter contre un tel monstre.

Je ne suis pas seul.

Cette idée frappe soudain Yus’sur. Il n’est pas seul à évoluer dans ce monde formé de couleurs invisibles et de formes psychiques. Il n’est plus seul. Il l’a déjà remarqué des mois auparavant. Quelqu’un d’autre est là. Quelque chose d’autre.

L’Ancien ne sait pas qui ou ce que c’est. Mais c’est là, c’est certain. Cette présence est aussi tangible que la chaleur du feu sur la peau lorsqu’on ferme les yeux. On ne voit plus les flammes, mais on sait qu’elles sont là. Il n’y a aucun doute. Depuis que Yus’sur l’a remarquée, la prudence l’a incité à l’ignorer, à ne pas s’en approcher. En effet, si cette présence ne semble pas représenter une menace particulière, elle ne n’est pas amicale non plus. En fait, elle paraît neutre… indifférente, même. C’est cela, plus que toute autre chose, qui intimide l’Ancien. Comment une entité disposant d’un tel potentiel psychique pourrait-elle ressentir une telle indifférence à l’égard de ce qui se joue ici ? Une indifférence absolue, parfaite. C’est impossible.

Je ne dois plus fuir cette rencontre. Je dois cesser de m’abriter derrière une pseudo-prudence scientifique. Je dois… tout tenter pour aider les miens… Pour aider tout le monde…

L’Ancien se sent prêt. Il rassemble toutes ses facultés intellectuelles et se prépare à lancer son esprit vers la présence massive lorsqu’une lumière éblouissante fait soudain irruption dans la petite pièce de pierre, l’obligeant à détourner la tête en fermant les yeux.

« Yus’sur, vous êtes là ? »

L’Atamide s’était si profondément enfoncé dans les contrées de l’esprit qu’il n’avait ni senti, ni même entendu arriver le jeune inerme.

« Que… se passe-t-il ? » s’enquiert-t-il par la pensée en levant une main pour se protéger de la lumière aveuglante de la lampe torche.

« Albéric vous demande ! »

12 h 37

Il nous fallait une équipe pour monter l’opération. Or, il ne restait plus grand monde aux cavernes.

La plupart des bio-informaticiens du groupe étaient partis rejoindre le centre opé sur le front et les inermes encore là ne connaissaient rien au pupitrage. En faisant le tour complet de notre complexe troglodyte, nous parvînmes à récupérer péniblement trois informaticiens qui n’avaient pu partir pour des raisons médicales. Deux malades – dont Silvio Arnaboldi – et un blessé à la jambe. Une vraie équipe de choc.

En ce qui concernait le matériel, le problème était le même. Tous les terminaux du Chaudron ayant été réquisitionnés pour les binômes, il ne nous restait plus que le pupitre bioStruct lui-même. Insuffisant. Un pupitre sans terminaux, c’était comme un chef d’orchestre sans musiciens. Nous nous mîmes donc en quête de toutes les consoles qui pouvaient traîner ici ou là aux cavernes. Après une bonne demi-heure de recherches, nous réussîmes à en récolter quatre.

« Ça fera l’affaire, lança Pascal en arrivant au Chaudron avec le dernier terminal dans les bras.

— Parfait, répondis-je. Maintenant, il faut tout câbler. »

Même si les échanges de données entre les terminaux et le pupitre se faisaient couramment sans fil, les connexions directes par câble permettaient d’augmenter le degré de sécurité de la liaison. Je ne pouvais prendre le risque qu’une opération telle que celle-ci soit compromise par une chute, même temporaire, de signal.

Colin Fulbert, chargé de veiller au bon fonctionnement du pupitre pendant que les binômes y accédaient à distance s’inquiéta de nous voir envahir le Chaudron.

« Bon Dieu ! Que comptez-vous faire avec tout ça ?

— J’ai eu une idée de génie ! fis-je en toute modestie. Et nous allons tenter de la mettre en pratique.

— Mais je ne peux pas vous laisser le pupitre, je dois surveiller les échanges com ! La bataille ne va pas tarder à commencer !

— T’inquiète, répondit Pascal, goguenard. Le pupitre est largement capable de faire deux choses en même temps. On va juste se brancher dessus avec les consoles qu’on vient d’apporter et tu pourras continuer à réguler les transmissions avec le centre opé.

— D’ailleurs, ajoutai-je, nous aurons peut-être besoin de toi pour communiquer avec eux à un moment ou à un autre. »

À cet instant arrivèrent enfin nos trois recrues forcées. Ils froncèrent les sourcils devant cette agitation inattendue, eux qui se croyaient au repos.

« Ho là, s’exclama Pascal, inutile de faire une tête pareille les gars, vous allez bosser ! On doit câbler ces quatre terminaux sur le pupitre bioStruct et tout mettre en service dans la demi-heure.

— Che cosa succede qui ? fit Silvio en écartant les mains.

— Allez, allez, on se bouge ! cria Pascal. Pas de temps à perdre, les combats ont déjà dû commencer, là-bas. Le temps joue contre nous !

— Ma… Expliquez-nous au moins…

— Je vais tout vous expliquer pendant que vous m’aidez à câbler. Allez, ne discutez pas ! »

Silvio et ses deux compagnons d’infortune, Hermand Valmour et Robert Longwy, renâclèrent, mais se mirent néanmoins au travail sans traîner. Yus’sur arriva à peine dix minutes avant que tout soit terminé, amené par Brisset, l’un des commis aux cuisines.

Même si l’Ancien nous salua aussi aimablement qu’il en avait l’habitude, il me parut quelque peu troublé. Je ne savais pas si cela était dû aux temps dramatiques que nous vivions ou s’il nourrissait quelque appréhension à l’égard de ce que je m’apprêtais à lui demander. À mon invitation, il s’installa dans le siège « spécial atamide » que nous avions bricolé pour Tan’hem. Je ne pus m’empêcher de frémir en me rappelant que c’était aussi celui où était mort Ouz’ka. En théorie, Yus’sur ne courait aucun risque avec ce que je comptais faire. Toutefois, si jamais un drame se produisait, la perte du dernier Ancien atamide représenterait un drame irrémédiable pour cette civilisation. Il fallait que tout se passe bien.