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Les yeux toujours fermés, Yus’sur leva la main pour nous rassurer.

« Veuillez me pardonner, tous. J’aurais dû me contrôler.

— Que s’est-il passé ? Un problème ?

— Non, bien au contraire. Je viens simplement de comprendre quelque chose.

— De quoi s’agit-il ?

— La présence que je sentais depuis l’arrivée des humains, cette présence énorme et massive qui m’inquiétait et éveillait ma curiosité en même temps, cette singularité de l’espace psychique qui ressemblait tant aux antiques descriptions de la Conscience Globale des Très Anciens… c’était votre Nod2. »

Un frisson me descendit des épaules jusqu’aux reins.

« Comment… est-ce possible ? balbutiai-je. Cette Conscience Globale n’était pas une machine, c’était une sorte de… création de l’esprit collectif atamide.

— Oui, c’est exactement cela, répondit Yus’sur avec une grande chaleur dans la voix. Tu connais mieux la culture atamide que la plupart des Atamides eux-mêmes, Albéric. »

Sa main longue et frêle chercha la mienne à tâtons. Je la lui pris.

« Tu as raison, toutefois ce qui se trouve là-haut n’est pas une machine non plus. Ce n’est pas inerte. Je le sens. C’est commeun énorme réservoir d’énergie mentale à l’état brut… »

Bon sang, comme j’étais frustré de ne pas voir ce qu’il voyait ! L’écran du pupitre sur lequel nous diffusions continuait à afficher de désespérantes explosions de lumière et de couleurs.

« Décrivez-moi ce que vous voyez, Yus’sur, s’il vous plaît.

— C’est comme un esprit en friche, ici. Disons, comme l’esprit d’un très jeune enfant. Lisse et vierge de toute sensation ou d’émotion complexe. Pas de trace de raisonnement abstrait. Par contre – et cela n’arrive jamais dans l’esprit d’un jeune enfant – il y a une masse colossale de connaissances. Jamais un être vivant, même adulte, ne pourrait en emmagasiner autant. »

Je dus m’humecter les lèvres.

« Une masse colossale de connaissances, répétai-je d’une voix tremblante. Alors, il n’y a aucun doute. Vous êtes dans le Nod. »

Je jetai un regard à Pascal. Il ne nous quittait pas des yeux, le souffle court.

« Pouvez-vous communiquer avec lui ? demandai-je à l’Ancien.

— Non, je ne pense pas. Il n’y a pas de conscience à proprement parler. C’est comme si j’essayai d’entrer en contact avec quelqu’un encomment dîtes-vous ? en coma profond. »

J’entendis Hermand murmurer derrière moi : « Bordel, comment on fait s’il ne peut pas communiquer ? Nous voilà bien avancés. »

L’expérience allait-elle s’arrêter aussi bêtement ? Alors que nous étions parvenus plus loin que jamais, nous ne pouvions rien faire sur place faute d’outil approprié pour mener nos recherches !

« Je vois de nombreuses formes étranges, reprit Yus’sur, des cubes flottants, des silhouettes molles s’étirant en longueur, des anneaux lumineux et des, euh… replis de matière. Je vois des arbres lisses et brillants dont les racines plongent dans des lacs sombres…

— Bon Dieu, il décrit une sorte d’Infocosme ! s’exclama Pascal. On s’y croirait. »

Exactement ce que je craignais. Il allait falloir pupitrer en aveugle. Sauf que, contrairement à ce que j’avais prévu, c’était Yus’sur qui voyait et moi qui me trouvais dans le noir !

« Nom de nom, c’est trop bête ! maugréai-je. Il faudrait que je sois là-bas ! Seul, vous ne pouvez rien faire ! »

Je tapai du pied de rage et de frustration.

« Alors, tu n’as qu’à venir me rejoindre, répliqua Yus’sur.

— Vous rejoindre ? Mais comment diable pourrai-je…

— Comme ça. »

Et tout bascula.

Tout le Chaudron se contracta, la périphérie de mon champ visuel s’étira à l’infini. Il y eut comme un bref instant d’hésitation où je crus que le décor allait se dilater dans l’autre sens puis revenir à la normale, et finalement tout disparut pour laisser place à… L’Infocosme !

Aucune accréditation, aucune pré-interface. Ma vision ne se subdivisa pas en longues bandes horizontales tournoyantes comme lorsque le Nod2 prenait le contrôle de mes perceptions. Non, juste un passage d’un endroit à un autre, le temps d’un battement de paupières.

« Yus’sur ! glapis-je. Qu’avez-vous fait ? »

Je sentais bien le métal et le mauvais plastique de la chaise sur laquelle j’étais assis. La vague odeur de moisi qui ne quittait jamais nos cavernes parvenait toujours jusqu’à mes narines. Je savais donc que je n’avais pas physiquement quitté le Chaudron. Il n’y avait qu’une seule explication : j’étais dans l’Infocosme sans être connecté au pupitre. Je n’avais même pas de palpeurs sur les tempes !

« Je t’ai simplement fait venir avec moi, mon ami, pensa doucement l’Ancien. Tu partages mes perceptions. »

Partage des perceptions.

C’était ainsi que Tan’hem avait procédé lorsqu’il avait pris la défense de Tancrède face à Abel Doron qui mettait en doute la réalité de la trahison d’Ignacio. Il avait permis à toute l’assemblée d’inermes de revivre la fusillade au cours de laquelle Tancrède avait été blessé. Yus’sur me laissait donc voir ce qu’il voyait. Non, c’était bien davantage en fait. C’était comme si j’étais vraiment avec lui là-bas. Je ne me contentais pas de voir par ses yeux, l’Ancien me servait littéralement d’interface ! J’étais connecté au bioStruct par son intermédiaire.

Je baissai la tête et vis mes pieds. Ce n’étaient pas les pieds simplifiés de mon avatar, mais mes vrais pieds ! J’avais les mêmes chaussures usées que dans le monde réel, le même pantalon couvert de taches que celui que je voyais encore quelques secondes plus tôt, dans la faible lumière du Chaudron. Je levai les mains devant moi : faible pilosité et cicatrice sur l’index droit, c’étaient mes mains véritables.

Soudain, je réalisai que je flottai dans le vide, suspendu en l’air à plusieurs centaines de mètres d’une surface ondulante. Je dus lutter contre une sensation de vertige aussi brève que violente en expirant lentement tout l’air contenu dans mes poumons. Lorsque mon cœur consentit à ralentir, j’examinai le décor.

Cet Infocosme n’était pas le même que mon environnement de travail au Diamant, et pourtant, il m’était familier. Les champs de données étaient là. Ils s’étiraient dans toutes les directions et sur tous les axes. Certains étaient courbes, d’autres rectilignes. Toutefois, les brins n’avaient pas tous la même longueur. Dans l’Infocosme officiel, chaque brin était l’exacte réplique de son voisin. Or ici, les champs de données ressemblaient plus que jamais à de véritables champs de blé dont les brins n’avaient pas tous exactement la même taille, ni la même orientation, ni la même couleur.

À certains endroits, les ramifications de l’Arbre central faisaient jaillir d’énormes racines au beau milieu des champs, dérangeant les brins dans leur ordonnancement, chose impensable dans le véritable Infocosme.

Dans le « ciel », de grands globules turquoise aux contours mouvants et à la texture transparente se déplaçaient lentement. Par intermittence, ils déployaient de longs pseudopodes vers les champs de données dans lesquels ils tâtonnaient furtivement quelques instants avant de recevoir un choc lumineux et de se rétracter. J’ignorais absolument ce qu’ils pouvaient être, je n’avais jamais vu ça. Quelles autres surprises cet endroit stupéfiant me réservait-il ? Que cachaient les innombrables replis de cet espace immense ?