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J’ignorai si le stade de développement qu’il avait atteint lui permettait de prêter aux autres des intentions ou des sentiments précis, mais je ne voulais surtout pas qu’il puisse s’imaginer que nous étions venus à sa rencontre uniquement dans le but de lui soutirer des informations et que, une fois celles-ci obtenues, il avait aussitôt cessé de nous intéresser. Je lui avais donc promis de revenir le voir rapidement sans savoir si je serais en mesure de tenir cette promesse, ni même si je serais encore en vie le lendemain. Avant de nous quitter, il m’avait dit une dernière chose :

[À :ALBERIC_VILLEJUST]

{je_suis_heureux_de_connaître_Albéric_autrement_que_par_sa_forme_d’onde}

>{j’espère_que_j’aurai_bientôt_l’occasion_de_rencontrer_d’autres_humains_et/ou_atamides}

Rencontrer d’autres humains… pas sûr qu’il aimerait cela. La plupart de mes congénères ne valaient pas la peine d’être connus, pas davantage en vrai que par leur « forme d’onde ».

Le retour au réel m’avait laissé pantelant. Il ne s’agissait pas de la désorientation que les pupitreurs subissaient souvent à la sortie de l’Infocosme. Non, je dirais plutôt que c’était dû au choc du passage d’une réalité à une autre. L’Infocosme organique de Nod m’avait semblé tout aussi tangible que la large caverne elliptique dans laquelle je venais d’émerger.

Malheureusement, l’émerveillement provoqué par mon expérience ne survécut pas longtemps à mon retour. Dès que mes yeux furent à nouveau capables de fixer quelque chose, je vis sur l’un des écrans du pupitre que la grande bataille avait commencé.

J’en fus atterré. Une heure, c’était tout ce qui nous avait manqué ! Si nous avions eu cet enregistrement une heure plus tôt, tout aurait été différent.

« Bordel de merde ! m’emportai-je. Cet holo a beau être aussi explosif qu’une bombe H, il ne peut plus nous servir à quoi que ce soit maintenant que le carnage bat son plein !

— Pourquoi ? » s’enquit aussitôt Yus’sur.

Même s’il m’apparaissait à nouveau sous sa véritable apparence de vieillard vénérable, je ne le voyais plus de la même manière maintenant que j’avais côtoyé sa version rajeunie. Pendant quelques instants, j’eus même la curieuse sensation de retrouver un ami d’enfance perdu de vue depuis longtemps et qui aurait changé.

« Pourquoi la bataille vous empêche-t-elle de diffuser ces images comme vous comptiez le faire ? »

Je portai nerveusement les mains à mes tempes. Les événements s’enchaînaient à un rythme un peu trop soutenu pour moi. De plus, je n’avais qu’une envie, c’était de prendre des nouvelles de Clotilde qui se trouvait au centre opé.

« Parce qu’il n’y a plus personne pour les regarder, répondis-je enfin. Si la bataille n’avait pas débuté, nous aurions pu prendre le contrôle de l’Intra et balancer cet enregistrement en direct sur toutes les plaques publiques de la Nouvelle-Jérusalem, nous aurions même pu les diffuser directement sur les visières-HUD des exos. Mais maintenant que tous les efforts des Croisés sont dirigés vers le combat, personne ne le regardera.

— Et envoyer ces images après la bataille n’aura guère d’utilité, ajouta Pascal, appuyé contre le pupitre, bras croisés. Si elle se déroule jusqu’à son terme, le sort de nos deux peuples sera scellé, preuve diffusée ou pas.

— On peut toujours balancer tout le truc dans les exos, non ? intervint naïvement Colin Fulbert. Techniquement, c’est facile.

— Non, cela ne servirait à rien. Les soldats se battent. Jamais ils n’accepteront de message entrant. Par ailleurs, on ne peut pas forcer l’affichage sur le HUD d’un exo. C’est un système de sécurité implanté en local dans chaque WN afin d’éviter qu’un message vidéo vienne brouiller la vue d’un soldat au plus mauvais moment. »

Un lourd silence s’installa dans le Chaudron. C’était tragiquement comique. Tous ces efforts, pour rien.

« Vous ne devriez pas laisser le désespoir vous envahir, pensa Yus’sur. Il y a toujours une raison d’espérer. »

Je faillis répondre que l’heure n’était pas franchement aux grandes phrases creuses, mais il était inutile de se montrer blessant.

Hormis le ronflement lointain de notre ventilation, aucun bruit ne nous parvenait, pourtant, il me semblait percevoir le fracas du conflit qui faisait rage à huit cents kilomètres de là.

Yus’sur se leva et se dirigea vers l’entrée du couloir qui menait à sa caverne isolée. Étrangement, lui qui se mouvait toujours avec lenteur semblait soudain pressé. C’était subtil bien sûr – Yus’sur n’aurait jamais paru agité –, mais suffisant pour que je m’en rende compte. Je me demandai ce qui pouvait bien le pousser à vouloir rejoindre aussi vite sa cellule. Peut-être le besoin de se retrouver seul ? Il n’était guère difficile d’imaginer qu’un être doté de telles capacités devait ressentir physiquement le chaos guerrier, même à une telle distance.

Je le regardai sortir du Chaudron, la gorge nouée, le cœur si lourd de notre échec que je ne parvins pas à lui dire merci pour l’aide qu’il venait de nous apporter.

« L’ISM-3n ! » s’écria brusquement Colin.

Il avait bondi de son siège comme si une guêpe venait de le piquer.

« Hein ? fit Pascal avec une grimace d’incompréhension. De quoi parles-tu ?

— L’ISM-3n ! répéta Colin en proie à la plus grande agitation. Le projecteur holo du QG de l’état-major ! Celui qui se trouve dans la salle du Commandement général !

— D’accord, d’accord, le projo du QG, on sait ce que c’est. Et alors ?

— J’ai bossé sur son installation peu après le débarquement. C’est une machine surpuissante, exploitée bien en dessous de ses capacités réelles ! Je le sais, c’est moi qui l’ai réglée. On peut sûrement en prendre le contrôle grâce nos accès pirates. Avec cet engin, je vous jure qu’on peut projeter au-dessus de la Nouvelle-Jérusalem une séquence grande comme Saint-Pierre de Rome ! Tout le monde la verra à des kilomètres à la ronde !

— Tu es sûr de toi ? l’interrompis-je sans oser y croire.

— On ne peut plus sûr !

— Ça ne règle pas le problème pour le son, dit Pascal. Sans le son, cet enregistrement vaut que dalle.

— Si, si, attends un peu ! m’exclamai-je en comprenant soudain qu’une porte venait de s’ouvrir au fond de l’impasse dans laquelle nous avions échoué. Dans la Nouvelle-Jérusalem, c’est facile, il suffit de prendre le contrôle des haut-parleurs du camp. Et pour les combattants dans la plaine, contrairement à l’image, on peut forcer le passage pour le son dans les exos. Il suffit de faire comme si c’était un message émanant de l’état-major ! Ça peut marcher. Nom de Dieu, ça va marcher !

— Attends, ne t’emballe pas, rétorqua Pascal, plus sceptique que jamais. L’ISM-3… je ne sais quoi, enfin, cette foutue machine est à l’intérieur du QG. Comment comptez-vous projeter quoi que ce soit dans les airs, au-dessus de la plaine ? Le plafond n’est pas transparent, bon sang !

— J’ai ma petite idée là-dessus », fit Colin, un sourire flottant sur ses lèvres.

14 h 45

Tancrède est épuisé. Son corps ruisselle de sueur, que l’exosquelette absorbe au fur et à mesure et stocke dans un réservoir dans le dos.

Il est concentré sur les combats. Et le constat qu’il fait ne lui plaît pas. La situation tourne mal pour la grande armée d’Akya.