L’abîme s’ouvre sous lui.
Fou d’angoisse, Tancrède pousse son percheron à plein régime vers la zone de combat des Amazones. Le martèlement des sabots de la monture mécanique couvre presque le tumulte des affrontements. Il a laissé derrière lui le secteur où son unité opère et file à présent dans des ruelles désertes. La capitale est si vaste que la bataille ignore des quartiers entiers. Les mécas ne sont pas conçus pour supporter une telle allure pendant longtemps, mais le Normand n’en a cure. Il vient juste d’apprendre que l’unité de Clorinde est en difficulté.
Après la bataille des faubourgs, une semaine plus tôt, la 78e I/C avait été mise au repos. Pendant que d’autres unités continuaient à gagner du terrain vers la capitale, les soldats qui avaient été engagés en premier restaient à l’arrière afin de se faire soigner ou réparer leurs équipements. Les blessés les plus critiques étaient envoyés sur tapis nanochir et les morts, inhumés avec les honneurs militaires. Côté humain, le décompte officiel dépassait déjà les dix-huit mille tués, tandis que côté atamide, les victimes se comptaient probablement par centaines de milliers. La victoire ne faisait aucun doute, la seule question était quand ?
Le lendemain matin, alors qu’il revenait de la brève cérémonie d’hommage aux morts de son unité, Tancrède avait croisé par hasard son oncle Bohémond. Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis la tragique séance du conseil disciplinaire. Aussi embarrassés l’un que l’autre, ils avaient poliment échangé quelques mots, mais le cœur n’y était pas. Tancrède devinait que Bohémond regrettait un peu son intransigeance et cherchait une voie pour se réconcilier. Toutefois, il lui semblait que c’était trop tôt ; cet épisode douloureux avait peut-être brisé quelque chose entre eux.
Plus tard, sans raison apparente, Tancrède avait repensé à Albéric. Piqué par la curiosité, il avait pris contact avec un ancien compagnon d’armes, l’adjudant d’Alliste, qui officiait désormais à la police militaire, afin de récupérer discrètement la liste des déserteurs. Une fois celle-ci obtenue (en dépit des réticences de son contact à divulguer un document de ce genre), il s’était isolé pour la consulter. Sans surprise, il avait découvert le nom de son ancien ami parmi ceux d’une centaine de mutins. Avec un pincement au cœur, il s’était apprêté à froisser le papier pour s’en débarrasser, mais une pensée subite avait arrêté son geste. Parcourant une seconde fois l’énumération, il avait remarqué des détails qui lui avaient échappé de prime abord.
La liste de noms pouvait sembler hétéroclite, comme si les déserteurs avaient improvisé leur action. Néanmoins, un esprit habitué à l’organisation d’opérations militaires comme celui de Tancrède avait remarqué immédiatement que l’on y trouvait une répartition entre les ingénieurs, les techniciens et les personnels de gestion, qui ne devait rien au hasard. Un rapide décompte lui avait appris qu’il y avait pratiquement autant de femmes que d’hommes. Plutôt qu’un « coup de folie d’une poignée d’irréductibles », ainsi que l’avaient présenté les autorités dans les journaux « d’information », cela ressemblait davantage à une opération minutieusement préparée.
Quarante-huit heures plus tard, la 78e unité d’infanterie mixte repartait au front. Seuls cinq de leurs douze morts avaient été remplacés par des hommes dont les unités avaient été si touchées qu’on avait dû les dissoudre. Les combats s’étaient alors enchaînés sans répit, de plus en plus acharnés, de plus en plus féroces.
Après quatre jours, le front avait enfin pénétré dans la capitale. Toutes les unités disponibles avaient été envoyées sur le terrain pour participer à ce moment crucial de la campagne militaire. La proximité de l’ultime tombeau du Christ galvanisait les soldats et, dans la barge qui transportait la 78e, les hommes avaient chanté des hymnes et des prières durant tout le trajet.
Depuis qu’il avait accompli des exploits sur le terrain, Tancrède avait remarqué que sa disgrâce auprès des officiers semblait avoir pris fin. Après son entrevue avec Clorinde, sept jours plus tôt, il avait appris que les services de communication de l’armée croisée avaient accès aux images filmées par les multiples caméras de chaque exo. Étant donné leur piètre qualité, celles-ci n’étaient presque jamais diffusées. Toutefois, à la vue des prouesses du Normand sur le terrain, on avait manifestement estimé qu’il était un exemple à suivre et les images saisies par les nombreux soldats qui l’avaient regardé combattre avaient été passées en boucle pendant des jours.
Cette diffusion avait eu un certain retentissement à la Nouvelle-Jérusalem, attirant à nouveau l’attention sur l’ex-lieutenant, cette fois pour des raisons positives. Voilà que Tancrède était désormais courtisé, chacun voulant être vu avec le héros des champs de bataille ou souhaitant recueillir son avis sur tel ou tel sujet.
Or, tout en sachant qu’il aurait dû en éprouver de la joie, parce que cela signifiait qu’il était enfin rentré dans le droit chemin, l’ex-lieutenant n’en concevait que du dégoût. Dégoût pour ces moutons qui se contentaient de suivre l’humeur du moment, ainsi que pour lui-même, car seul son talent hors du commun pour donner la mort lui valait cette soudaine popularité. Ainsi, il lui fallait de plus en plus souvent réciter des prières comme autrefois il répétait des mantras de conditionnement pour empêcher les mauvaises pensées de refaire surface. Cette méthode lui permettait de tenir bon, mais pour combien de temps encore ?
Si seulement il n’y avait pas ces rêves étranges ! Chaque fois, il mettait plusieurs jours à se débarrasser du trouble qu’ils produisaient. Et le dernier avait été pire que tout. Si dérangeant et si pertinent à la fois. À de nombreuses reprises, Tancrède avait songé à consulter l’un des psychologues de l’armée, mais il craignait de faire immédiatement l’objet d’un rapport s’il s’aventurait à raconter des rêves aussi « subversifs ».
La bataille d’aujourd’hui était d’une tout autre ampleur que celle des faubourgs. Une grande partie du contingent croisé y avait été envoyée et tous les régiments étaient représentés. Les rayons rouges de guidage missile quadrillaient le ciel de leurs zébrures éblouissantes, et les frappes satellites en ondes primaires restreintes irradiaient de lumière bleue des quartiers entiers de la ville.
En première ligne, Tancrède dirigeait son unité dans les rues de la cité. Ici, les combats étaient très différents de ceux livrés dans la plaine, mais les hommes étaient habitués aux zones urbaines. Le lieutenant normand tâchait de s’acquitter avec zèle de son devoir de soldat, ferraillant inlassablement ; toutefois, en dépit de ses efforts répétés, il ne parvenait pas à se départir de son sentiment de malaise. Si les guerriers atamides étaient de terribles adversaires – au corps à corps, le combat paraissait relativement égal – au final, l’industrie militaire humaine écrasait tout sur son passage, détruisant inexorablement ces créatures par milliers sans qu’elles aient le moindre espoir d’en réchapper.
Brusquement, un mouvement de troupes inattendu emporta une partie de la 78e dans une rue latérale où la mêlée contre les Atas devint confuse. Quelques secondes suffirent à Tancrède pour comprendre la raison de cette désorganisation subite de leurs opposants : d’autres Atamides tentaient de s’enfuir des bâtiments de cette zone, des Atamides différents, plus petits et désarmés. Pour en avoir vu quelques-uns dans les vidéos de formation, il reconnut aussitôt des paysans et ce qui devait être des enfants. Bien entendu, les Croisés ne firent aucune distinction et massacrèrent indifféremment les soldats comme les civils, brûlant ensuite leurs cadavres au lance-flammes.