Выбрать главу
15 h 43

Lorsqu’il vit, et entendit, cet incroyable enregistrement holo se jouer au-dessus de la Nouvelle-Jérusalem, Bohémond de Tarente comprit que le moment était venu de passer à l’action.

En refusant de partir au combat deux heures et demie plus tôt, il savait qu’il prenait une décision lourde de conséquences, pour lui comme pour ses hommes. Cependant, il est des moments où la prudence n’est plus de mise, où la raison doit céder la place au devoir moral. Le chef des Normands d’Italie du Sud et de Sicile n’avait pu se résoudre à livrer l’ultime combat d’une guerre inique et encore moins, à prendre le risque de se retrouver face à son propre neveu au cœur de la mêlée.

Un détachement entier de la PM, commandé par trois officiers, avait accouru pour le sommer de mener ses troupes dans la plaine et de se conformer aux ordres. Il avait refusé. Les officiers l’avaient menacé de tout l’éventail des sanctions majeures qu’un seigneur peut encourir en pareil cas, mais Bohémond s’en était moqué. Nul ne pouvait l’obliger, lui et ses soixante-quinze mille hommes, à descendre la rampe du gigantesque camp croisé. Nul ne pouvait l’obliger, lui et ses soixante-quinze mille hommes, à exécuter des ordres indignes. Désemparés, les policiers militaires bredouillaient péniblement de nouvelles menaces quand les spectres géants avaient surgi au-dessus d’eux, illuminant tout le plateau d’une clarté irréelle.

Et maintenant, frappés de stupeur comme tous les autres soldats, ils restaient les yeux en l’air et la bouche ouverte à écouter ce dialogue effarant entre leurs deux chefs suprêmes.

À la fin de l’enregistrement, il ne fallut que quelques instants à Bohémond pour prendre sa décision. Il réquisitionna sans attendre les trois officiers de la PM qui, trop abasourdis pour protester, acceptèrent de se mettre à ses ordres.

Le comte de Tarente donna ensuite quelques instructions à ses aides de camp puis partit sans perdre une minute pour le QG de l’état-major, suivi de la PM et de deux cents soldats normands.

Quelques escarmouches éclatèrent à la Tour de contrôle, notamment sur l’esplanade où un commando des forces spéciales avait manifestement décidé de rester loyal au Préteur ; toutefois, le bataillon improvisé de Bohémond parvint à se rendre maître du QG quasi-désert sans trop de difficulté. Tandis qu’il traversait au pas de course ces lieux où il avait eu à subir tant d’humiliations ces dernières semaines, Bohémond sentit tout son corps frissonner de la joie mauvaise du guerrier pressé de passer aux actes.

En pénétrant dans la salle de gestion tactique, il constata que les quelques dizaines d’officiers qui en temps normal dirigeaient les opérations depuis leurs pupitres s’étaient attroupés du même côté de la salle. Dès qu’ils s’aperçurent de son arrivée, ils s’écartèrent prestement et l’objet de leur attention se révéla.

Le duc de Normandie se tenait debout devant le pupitre réservé aux communications avec le Saint-Michel, hurlant et gesticulant comme un dément : « Vous ne comprenez pas ce qu’on vous dit ? Vous devez vitrifier la plaine, toute la plaine, m’entendez-vous ? Cet ordre émane du pape lui-même ! Frappez ! Frappez, bon Dieu ! Déchaînez les foudres de l’archange sur ces couards qui ont cessé de se battre et sur les cafards rampants qui leur font face ! Lancez-moi ces putains de frappes orbitales intégrales qu’on en finisse une fois pour toutes ! »

Sur l’écran face à lui, Hugues de Vermandois, commandant de bord du Saint-Michel, le visage fermé, les sourcils froncés et la bouche serrée dans un rictus de fermeté, refusait catégoriquement d’obtempérer.

Au comble de la fureur, Robert de Montgomery se penchait tellement pour vociférer ses menaces que son visage touchait celui d’Hugues sur la plaque vidéo : « Allez-vous m’obéir, foutu sodomite ! Faudra-t-il que je monte moi-même sur cette carcasse crasseuse que vous prétendez commander pour faire appliquer les ordres d’Urbain ? Lancez immédiatement les frappes orbitales ou vous finirez dans une chambre neuro-punitive pour pédéraste ! Je… Je vous promets que… »

Tout à sa rage, le duc n’avait pas remarqué les soldats qui venaient d’investir les lieux. Sa réaction n’en fut que plus spectaculaire lorsque Bohémond tonna derrière lui : « Robert de Montgomery ! Au nom de tous les hommes que vous avez trahis, je vous arrête ! »

Le Prætor peregrini se retourna d’un bond, comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Ses yeux affolés se fixèrent sur le visage de son ennemi qui lui rendit un regard dur et froid comme l’acier. Son menton, agité de tressaillements nerveux, s’abaissa tandis qu’il cherchait quelle réponse lui permettrait de reprendre le contrôle de la situation, mais, visiblement en proie à la plus grande panique, tout ce qu’il parvint à éructer fut : « Vous !… C’est vous le traître !… Tout est de votre foute, sale chien ! Vous… et votre pendard de neveu ! »

Puis il s’adressa aux soldats présents en levant une main tremblante vers le comte de Tarente : « C’est lui qu’il fout arrêter sur le champ !… C’est lui qui… a vendu notre armée à l’ennemi ! C’est lui et sa vermine de neveu qui… » Il ne put finir sa phrase, car l’un des hommes de Bohémond s’était avancé pour le frapper d’un coup de crosse en pleine face. Le Préteur s’écroula en hurlant, les mains plaquées sur le visage. En quelques enjambées, Bohémond s’interposa et rappela fermement ses hommes à l’ordre : « Que personne ne lève la main sur ce criminel ! Il ne manquerait plus qu’il passe pour une victime ! ». Puis, s’adressant aux officiers de la Police Militaire : « Faites votre travail, messieurs, arrêtez cet homme dans les règles. »

Robert tenta de se relever par ses propres moyens, mais les forces lui manquèrent et les policiers durent l’aider. Du sang coulait abondamment de sa pommette droite, là où le soldat l’avait frappé. Il tremblait maintenant de tous ses membres, comme en état de choc. Malgré tout, il trouva encore la force de crier : « Vous serez tous châtiés !… Urbain va venir… et vous punir… et Dieu lui-même vous maudira… vous, les gueux ! Je vous retrouverai tous… un à un… et je vous… » L’un des officiers de la PM perdit ses nerfs et le frappa à son tour. Cette fois, Robert se tut pour de bon, inconscient. Bohémond le fit emmener – sous bonne garde – se faire soigner avant de renfermer. Il renonça à s’en occuper en personne, car il n’y avait pas une seconde à perdre. L’armée croisée venait d’être décapitée, les soldats venaient brutalement de prendre conscience de la situation et certains risquaient de commettre des actes irréparables par désespoir. Il fallait agir avec promptitude afin d’éviter le chaos.

15 h 50

Si Yus’sur s’était montré si pressé de quitter ses amis inermes au Chaudron, ce n’était pas parce qu’ils tenaient des propos incompréhensibles pour un Atamide – cela, il y était habitué. Non, il avait voulu retourner au plus vite dans sa cellule parce qu’il avait ressenti le besoin impératif de s’isoler, de retrouver un peu de calme afin de pouvoir réfléchir.

En temps normal, l’équanimité est une seconde nature pour un Ancien. Jamais, de mémoire d’Atamide, on n’avait vu un Ancien perdre son sang-froid et se mettre en colère ou bien se montrer impatient. Pourtant, à peine deux heures plus tôt, l’importance de la révélation qu’il avait reçue en lançant son esprit vers ce qu’il croyait être, selon les dires d’Albéric, une machine, lui avait arraché un cri involontaire. Yus’sur ne pouvait se rappeler un moment où une telle chose lui fût déjà arrivée depuis sa prime jeunesse.