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Par la suite, il avait eu toutes les peines du monde à contenir son excitation croissante, surtout lorsque le contact avait eu lieu dans cet endroit étonnant qu’Albéric nommait « Infocosme ». Cette rencontre lui ouvrait de nouveaux horizons ! Nod était une créature véritablement extraordinaire sous bien des aspects, mais le plus excitant pour quelqu’un comme Yus’sur était sans conteste la totale ouverture de son esprit. Nod était absolument dépourvu de toute appréhension ou doute, de toute méfiance ou retenue ; sentiments qui agitent en permanence la surface mentale de n’importe quel individu ordinaire, qu’il soit Atamide ou humain, et qui empêche habituellement un sage ou même un Ancien, de pénétrer complètement dans les esprits, de fusionner avec eux, de s’y mouvoir comme il venait de le faire avec cet enfant-aux-souvenirs-infinis.

Or, cette définition aurait parfaitement convenu à la Conscience Globale.

Yus’sur n’avait pas connu la singularité légendaire. Elle remontait à si longtemps que s’il n’en avait pas perpétué le souvenir, transmis par des générations d’Anciens, aujourd’hui plus personne ne saurait qu’elle avait existé. Il n’avait pas connu la Conscience Globale mais il était sûr d’une chose : avec Nod, elle était de retour. De plus, même s’il n’avait pas de point de comparaison, il avait acquis la certitude que cette itération recelait un pouvoir bien plus grand que l’originale. Les potentialités contenues dans les immenses étendues mentales de cet enfant psychique étaient littéralement incommensurables !

Cette présence massive qu’il avait perçue depuis des mois et qui l’inquiétait tant venait brusquement de se dégager de sa gangue d’obscurité et d’apparaître pour ce qu’elle était. Une pure entité psychique. Un réservoir d’énergie mentale abyssal. Qui sait quels prodiges étaient possibles grâce à Nod ? Toutes les techniques et les savoirs ancestraux des Anciens étaient de nouveau accessibles. Désormais, il ne serait plus question de connaissances théoriques, transmises telles des légendes d’Ancien à Ancien, mais d’un savoir pratique, utile et utilisable. Mieux même, il allait pouvoir expérimenter, explorer de nouvelles voies, reprendre les recherches de ses ancêtres là où ceux-ci avaient dû les abandonner suite à l’effondrement de la Conscience Globale originale !

Qui sait, peut-être même la plus fameuse des prouesses d’autrefois redevenait-elle possible ! Le Déplacement Immobile… Tous les récits transmis par les Anciens s’accordaient à présenter cet exploit comme extrêmement difficile à accomplir, tant pour les sages que pour la singularité qui se trouvait fortement sollicitée. Mais Nod était bien plus qu’une singularité psychique. Nod était un individu. Embryonnaire, peut-être, mais individu néanmoins. Et cela changeait tout. Ce qui était dangereux pour une entité passive et inerte comme la Conscience Globale devenait un risque supportable pour Nod. Celui-ci avait conscience des énergies qui le traversaient, il saurait les contrôler, les canaliser. Du moins, Yus’sur l’espérait-il.

L’Ancien eut soudain l’envie d’essayer. Alors qu’il ne ressentait plus grand-chose depuis des décennies, qu’il craignait depuis longtemps que son cœur fût aussi sec qu’une faille forestière morte, il se découvrait ce jour-là excité comme un enfant !

N’y tenant plus, il s’apprêtait à lancer son esprit vers Nod et à rendre une nouvelle visite à la jeune entité lorsqu’il fut atteint de plein fouet par une onde de choc terrible qui le fit trébucher.

Il tomba à genoux, le souffle court.

Une onde de souffrance venait de se propager dans tout l’espace psychique, déchaînant derrière elle des vents hurlants qui lacérèrent l’esprit de Yus’sur aussi douloureusement qu’une tempête de grêle lui eût écorché la peau. Il sut instantanément, sans le moindre délai, que Tancrède en était l’épicentre. L’Ancien projeta ses pensées à huit cents kilomètres de là et comprit tout de suite quelle en était la cause. Il sauta jusqu’à l’esprit du malheureux. Il voulait lui parler, le réconforter, le soutenir… mais au lieu de ça, il tomba dans un lac de douleur. Comme il était seul dans sa cellule, personne ne l’entend gémir.

C’était impossible de souffrir à ce point. Yus’sur n’avait jamais ressenti cela, chez personne. Tancrède brillait dans les brumes psychiques comme un brasier dans la nuit. En comparaison de celle qu’il éprouvait, la douleur qui planait sur le champ de bataille paraissait terne, comme si celle de l’ex-lieutenant éclipsait toutes les autres, aspirait leur substance pour les prendre avec lui. D’ailleurs, les pseudopodes luminescents qui descendaient du vortex tournoyant lentement au-dessus de la plaine se détachaient un à un des autres soldats pour venir se connecter à Tancrède. L’Ancien n’avait jamais vu un tel phénomène. Il savait que son ami ne pourrait le supporter longtemps.

Une fois encore, Yus’sur se sentit impuissant. Que faire ? Que faire ?

Soudain, il prit conscience que ce qu’il avait accompli avec Albéric semblait avoir servi à quelque chose. La bataille avait cessé, les fluctuations de la trame psychique qui lui parvenaient de là-bas étaient moins noires, moins délétères que tout à l’heure. Les centaines de milliers d’esprits humains assemblés dans la plaine irradiaient le même trouble, intense et lancinant, que celui qu’avait montré Tancrède lorsqu’il lui avait révélé l’histoire d’A’a.

Ce fut alors qu’une nouvelle torche flamboya dans le territoire psychique qu’arpentait Yus’sur. Une fulgurante lumière dont l’éclat rivalisa un court instant avec celle de Tancrède, puis décrût quelque peu avant de se stabiliser. Ce nouveau fanal psychique n’avait pas la même couleur ; il jetait les reflets bleu froid de la panique. Et surtout, il était physiquement beaucoup plus près. Albéric en est la source. Après les moments d’euphorie qu’il venait de vivre grâce au succès de sa tentative, le jeune homme semblait maintenant en proie au plus grand affolement.

Plein d’appréhension, Yus’sur projeta son esprit vers lui pour comprendre la raison de ce changement.

* * *

Loin, loin de Tancrède, bien au-delà de l’ouragan émotionnel qui le crucifiait sur un arbre de douleur, une voix parvenait à se frayer un chemin jusqu’à ses tympans, une voix qu’il n’était pas censé entendre à l’endroit où il se trouvait ni à cet instant. Une voix malsaine, maléfique. La voix responsable de toutes ses souffrances récentes. Robert de Montgomery.

Cette déplaisante familiarité fit franchir un seuil à ses pensées en déroute. Du maelström dans lequel il se débattait depuis un temps indéterminé, l’esprit de Tancrède remonta d’un cran.

Il perçut alors une autre voix, tout aussi déplaisante, mais nettement moins familière. Même s’il l’avait déjà entendue par le passé, il ne parvenait pas à se rappeler à qui elle appartenait.

Puis, soudain, il entendit une troisième voix, perçante, qui lui vrillait les tympans tant elle exprimait l’urgence et pourtant, elle était infiniment plus agréable que les deux précédentes. Cette voix, il la connaissait, c’était… c’était…

« Bon Dieu, Tancrède, m’entends-tu ? criait Liétaud. Tancrède, reprends-toi ! Tancrède ! TANCRÈDE ! »

La réalité se rua à nouveau sur Tancrède. Il en sursauta. Ouvrant lentement les yeux, il découvrit Liétaud, agenouillé à ses côtés, une expression alarmée sur le visage.