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« Tancrède, tu m’entends maintenant ? »

La plaine, la Nouvelle-Jérusalem, la guerre… Tancrède reprit conscience de tout ce qui l’entourait. Il aperçut les géants lumineux qui répétaient leur dialogue en boucle ad nauseam et comprit que les voix qu’il entendait étaient les leurs, diffusées dans son exosquelette. Il releva la tête. Tout autour de lui se tenaient des Croisés. Des dizaines de soldats en WN, couverts de sang et de poussière. Ils le fixaient tous sans rien dire, immobiles.

« Tancrède, bon sang, ressaisis-toi, il y a une urgence ! »

Liétaud lui secouait vigoureusement les épaules.

« Albéric essaie de t’appeler, ouvre ton canal com, ça semble sérieux ! »

L’ex-lieutenant faillit lui répondre que tout le monde pouvait bien crever maintenant, que plus rien ne comptait à ses yeux, que Clorinde était morte et que…

« Albéric… ? » articula-t-il péniblement.

Il eut l’impression d’entendre la voix d’un étranger. Prononcer ces trois syllabes lui avait demandé un effort considérable. Soudain, l’énormité de l’enjeu lui revint en mémoire. Tous ces gens… humains ou Atamides, qui comptaient sur lui…

« Oui, Albéric ! s’exclama Liétaud. Il tente de te joindre depuis une minute. Il a l’air paniqué ! »

Albéric ? Paniqué ? Immédiatement, Tancrède pensa que Robert avait ordonné des frappes énergétiques orbitales et que la plaine allait être vitrifiée d’un instant à l’autre. Il ouvrit son canal de communication.

« Ah, nom de Dieu, Tancrède, enfin ! »

La voix de l’inerme était tremblante.

« Que… se passe-t-il ? fit lentement Tancrède, ne parlant qu’à contrecœur.

— C’est la catastrophe ! répondit Albéric. Il faut que tu reviennes, vite ! »

L’ex-lieutenant chercha quelques instants son souffle avant de répondre.

« Revenir ? Non, je…

— Il le faut, Tancrède ! Rends-toi au centre opé au plus vite, c’est très grave !

— Non… je ne peux pas la quitter…

— Quoi ? Mais de qui parles-tu, bon sang ? »

Liétaud posa la main sur le bras de Tancrède.

« Il faut que tu y ailles, fit-il doucement. Albéric ne parle jamais à la légère. S’il dit que c’est grave, alors il fout que tu y ailles.

— Mais, et Clorinde…, répondit faiblement son ami.

— Je reste là. Je veillerai sur elle. Il ne lui arrivera rien. »

De la foule de soldats qui les entouraient, un homme sortit et s’approcha. Comme les autres, il avait la mine sombre, l’air effondré. Tancrède comprit qu’ils venaient d’encaisser un choc semblable à celui qu’il avait lui-même reçu dans la caverne de Yus’sur.

« Allez-y, mon Lieutenant, fit le soldat. Faites ce que vous avez à faire, nous resterons tous auprès d’elle. Personne ne la touchera, je vous le jure. »

Lorsque Tancrède entra dans la grande tente du centre opérationnel, sa démarche était mécanique et ses yeux perdus dans le vague. La plupart des binômes étaient massés dans le fond de la tente, en train de regarder quelque chose.

« J’y suis, fit-il simplement dans son micro.

— Très bien, répondit Albéric. Trouve Clotilde, elle va te montrer ! »

Tancrède n’eut pas besoin de chercher longtemps, la jeune femme l’avait aperçu et accourait vers lui.

« Ah, Tancrède, enfin ! s’exclama-t-elle. Viens, dépêchons-nous ! »

Il la suivit en boitant jusqu’à l’attroupement au fond de la tente, non sans renverser quelques chaises et une table au passage, l’exiguïté des lieux ne permettant pas à un soldat en Weiner-Nikov de se déplacer normalement. Les humains et Atamides regroupés s’écartèrent devant lui. À la vue de son expression, personne n’osa lui adresser la parole. Devant eux, un terminal équipé de deux plaques. Sur l’une d’elles, on voyait Urbain IX en train de s’exprimer. Tancrède remarqua qu’il ne s’agissait pas de l’enregistrement qui continuait à passer dehors, dans le ciel d’Akya. C’était une allocution officielle et la faible qualité de l’image, ainsi que le T rouge qui clignotait à droite de l’écran, indiquait qu’il s’agissait d’une réception super-tachy.

« C’est en direct de la Terre ! glapit Albéric sur le canal com de Tancrède. Cela a commencé il y a quelques minutes à peine. Urbain IX a improvisé une déclaration à propos de la croisade ! Je te passe les détails, en substance il vient d’annoncer que les Croisés ont trahi l’humanité, qu’ils ont renoncé à libérer le tombeau du Christ, qu’ils ont voué leur âme aux forces maléfiques et qu’une nouvelle croisade sera bientôt lancée pour châtier ces…

— Une nouvelle croisade ? s’exclama Tancrède, retrouvant brusquement sa voix normale. C’est de la folie !

— Bien sûr que c’est de la folie ! Le pape a pété les plombs ! Mais il en est capable, tu le sais aussi bien que moi ! Il est prêt à tout. Il le fera même si pour cela il doit mettre l’ECM à genoux ! »

Tancrède ressentit un brusque vertige.

Tout allait recommencer. Les massacres n’auraient pas de fin. Une nouvelle litanie de malheurs apportés par les hommes aux Atamides qui n’en demandaient pas tant.

« Techniquement, on ne peut pas diffuser notre enregistrement sur Terre, dit Albéric, précédant la remarque que Tancrède s’apprêtait à faire. Il nous est impossible de prendre le contrôle des réseaux de diffusion terrestres d’ici. En tout cas, pas maintenant ! Il nous faudrait du temps pour déjouer leurs sécurités et on ne serait même pas sûrs d’y arriver. Les populations de l’ECM vont forcément croire Urbain IX, ils n’ont aucun moyen de savoir qu’il ment ! Personne ne peut leur expliquer ce qui s’est passé. »

L’affreux désespoir qui écrasait Tancrède depuis tout à l’heure s’intensifia encore. Tout était perdu. Il n’avait fait tous ces sacrifices que pour un répit de quelques années. Il avait tout perdu pour ne gagner qu’une bataille. L’ECM gagnerait la guerre, comme il gagnait toutes les autres. Son impitoyable machine militaire les broierait tôt ou tard… Une fois encore, il ne put retenir ses larmes.

« Non, tout n’est pas perdu, mes amis… »

Tancrède tourna la tête sur les côtés en cherchant du regard qui venait de parler.

« Yus’sur, c’est vous ? » demanda Albéric.

Cette fois-ci, Tancrède remarqua que la voix parlait dans sa tête et non dans son oreillette.

« J’ai senti ta douleur, Tancrède. Ta souffrance est immense, bien trop grande pour une seule personne. Tu souffres pour nous tous, tu souffres pour tous les malheurs présents et ceux à venir. C’est trop pour un simple individu. Bien trop, mon ami. »

Les épaules de Tancrède s’affaissèrent. Une grande lassitude l’envahit. Malgré la suture automatique du WN, du sang s’écoulait de sa jambe blessée, formant à ses pieds une petite flaque.

« Ne laissez pas le désespoir vous gagner. Nous pouvons encore éviter la tragédie qui se prépare. Il existe un moyen.

— Mais lequel, Yus’sur ? fit Albéric. Lequel ?

— Un moyen que je n’ai jamais utilisé, et que je ne pensais pas avoir l’occasion d’utiliser un jour. Mais la présence de notre ami Nod à nos côtés change bien des choses. Ouvrez vos esprits, mes amis. Je vais vous montrer. »