Выбрать главу

L’Ancien partagea alors ses perceptions et leur dévoila ce qu’ils pouvaient faire. Cela ne dura que quelques secondes, mais il n’en fallut pas davantage. Dans le monde de la pensée, le temps n’est pas le même.

« Bien entendu, nous ne le ferons que si tu es d’accord, Tancrède. C’est toi qui vas prendre tous les risques. Après tout, aucun Ancien n’a plus fait cela depuis deux-mille ans… »

Ce n’était qu’une question de principe. Il savait que Tancrède acceptait.

Celui-ci se tourna alors vers Clotilde qui le regardait sans comprendre ce qui se passait et lui dit :

« Clotilde, transfère l’enregistrement holo dans la mémoire amovible de mon exo. J’ai des gens à qui le montrer ! »

15 h 58 TC

« …affronter cette nouvelle épreuve que le Tout-Puissant nous envoie. Bien que nos premiers missionnaires extrasolaires aient péri, bien que nos premiers Croisés d’un autre monde aient failli, nous ne devons pas dévier du sillon tracé par notre foi, nous ne devons ni faiblir, ni renoncer. Là-bas, un monde nouveau nous attend, porteur de promesses de jours meilleurs. Une fois débarrassé des créatures infernales qui le gardent jalousement et purgé des humains dépravés qui s’y sont dévoyés, il représentera pour nous un havre de paix, un joyau de l’Empire Chrétien Moderne. »

Urbain IX, deux cent quatre-vingt-sixième pape de la chrétienté, fondateur de l’ECM et restaurateur du Dominium Mundi, s’exprimait depuis plus d’une demi-heure devant les caméras de son studio de diffusion personnel qui occupait une partie de son vaste bureau. Ce n’était pas sa meilleure allocution, il le savait. Mais, pour un discours improvisé dans l’urgence, dicté par les événements, il ne s’en sortait pas si mal. Urbain ne craignait pas les situations de crise, sans quoi, il ne serait pas resté à la tête de l’Église aussi longtemps.

Cependant, le pape écumait de fureur. Même s’il n’en laissait rien paraître, même s’il affectait l’immense tristesse du souverain pontife effondré à l’idée que la sainte armée s’était détournée de la voie de Dieu, une terrible colère se déchaînait en son for intérieur.

Comment une opération d’une telle envergure, préparée avec une telle minutie avait-elle pu se solder par un tel fiasco ? Comment tous ces hommes de confiance placés aux postes stratégiques de la croisade avaient-ils pu échouer à ce point ? Et à l’inverse, comment toutes ces personnes insignifiantes, simples soldats ou, pire, inermes, étaient-elles parvenues à freiner le cours des événements au point de compromettre la plus vaste opération militaire de toute l’histoire de l’ECM ? Cela dépassait l’entendement.

En ce moment même, des centaines de milliers de soldats croisés, envoyés à grands frais sur Akya du Centaure, se délectaient d’un entretien ultra-secret qu’il avait eu avec Robert de Montgomery, rencontre dont il n’était pas censé exister le moindre enregistrement, pas davantage que pour n’importe quel autre entretien que le souverain pontife pouvait avoir en cabine tachy !

Le cours de cette croisade avait tant dévié qu’Urbain en était arrivé à la conclusion qu’elle ne pouvait plus être sauvée. Fou de rage, il avait même ordonné, quelques minutes plus tôt, de procéder à des frappes énergétiques orbitales afin de réduire en cendre tous ces renégats qui se repaissaient d’images interdites. Que l’on vitrifie toute cette plaine, que l’on fige dans la silice brûlante cette armée de traîtres ! À sa grande stupéfaction, même cet ordre pourtant simple n’avait pas été exécuté ! Derrière ses rodomontades de seigneur à poigne, Robert de Montgomery n’était au bout du compte qu’un incapable.

« …La puissance des forces occultes à l’œuvre pour empêcher l’Église de libérer le tombeau de Notre Sauveur et se rendre maître d’Akya du Centaure nous rappelle à l’humilité dont tout véritable catholique doit se prévaloir dans chacun de ses actes. Même les meilleurs d’entre nous, tels que Pierre l’Ermite ou Robert de Montgomery, ont chu sur la dernière marche de la lente ascension vers la terre promise, incapables de trouver en eux suffisamment de force spirituelle pour s’en remettre entièrement à Notre Seigneur. Ceci est une leçon que nous devons tous méditer. La prochaine croisade devra être emmenée par un véritable catholique, dont la pureté de la foi le préservera de… »

Puisse la prochaine croisade capturer Robert de Montgomery et Pierre l’Ermite vivants, puis me les ramener ! Quelle joie cela représenterait pour lui de pouvoir les châtier personnellement après les avoir longuement humiliés en public !

Et d’ailleurs, pourquoi ne prendrait-il pas lui-même les rênes de cette future croisade ?

Après tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et qui, sinon le Saint-Père en personne, avait la légitimité pour guider une telle entreprise ? Car Urbain n’ignorait pas que, même si la technologie médicale du Vatican pouvait faire des merveilles – et dans son cas, elle avait accompli des miracles – il était peu probable qu’il vive assez longtemps pour assister au retour triomphal de la dixième croisade.

Construire et armer un nouveau vaisseau, traverser l’espace, gagner la seconde guerre puis revenir ; tout cela représentait un temps dont il ne disposait probablement plus. Ainsi, afin d’accomplir le chef-d’œuvre qui parachèverait son règne – libérer l’ultime sépulture du Christ ! – et, accessoirement, assouvir sa vengeance envers tous ces traîtres et ces incapables qui avaient ruiné sa première tentative, la solution la plus sûre consistait à se proclamer lui-même Prætor peregrini de la nouvelle croisade.

« … conscient des sacrifices immenses que les grands pays de l’Empire Chrétien Moderne ont déjà consentis pour rendre la neuvième croisade possible, il sera demandé à chacun de contribuer à la mesure de ses moyens afin de mettre sur pied la dixième croisade, seconde de l’ère interstellaire. Toutefois, nul ne devra se dérober à ses responsabilités de chrétien. Ainsi, les royaumes ou duchés des seigneurs ayant trahi l’Église en renonçant à se battre en son nom sur Akya seront annexés ou confisqués par les autorités vaticanes et mis sous tutelles jusqu’à nouvel ordre. Bien entendu, les populations de ces domaines, ne pouvant être tenues pour responsables des agissements de leurs seigneurs, n’auront rien à craindre des troupes de l’ECM. »

En parfait virtuose de la communication, Urbain IX ne laissait rien paraître de la violence des sentiments que provoquait en lui le naufrage de sa croisade. Les événements avaient beau le contraindre à improviser dans l’urgence une allocution mondiale en direct, son visage n’affichait devant les caméras que la saine réticence du responsable préoccupé par la sévérité des mesures qu’il doit prendre.

Au fond de lui, Urbain était confiant. Il finirait par redresser la situation. Il y parvenait toujours. Tôt ou tard, il écraserait cette armée d’imbéciles et exterminerait les légions démoniaques qui souillaient cette planète. Mais pour le moment, la priorité était de convaincre les peuples de l’ECM. Il fallait à tout prix éviter que s’insinue dans l’opinion publique l’idée que l’armée envoyée de l’autre côté des étoiles avait peut-être une bonne raison de refuser de faire la guerre. Ainsi, il était vital de donner au plus vite une explication officielle de ce qui se passait sur Akya du Centaure avant que des journalistes commencent à fouiner partout.

En produisant immédiatement une déclaration officielle, Urbain coupait l’herbe sous le pied des modérés qui n’oseraient pas remettre en question la parole du pape sans preuve solide. Et la seule preuve solide se trouvait à quatre années-lumière d’ici, sans qu’il existe pour eux le moindre moyen de la récupérer – les canaux super-tachy étant entièrement contrôlés depuis le Vatican. Godefroy de Bouillon ou Bohémond de Tarente pouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient sur Akya, jamais ils ne seraient entendus sur Terre…