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— Allons, tu sais bien qu’on ne peut pas en abuser. C’est trop, euh… coûteux en énergie pour Nod. Et puis, je ne suis pas sûr d’être prêt pour ça…

— En fait, au final, ce n’était pas si différent de ce que Yus’sur nous avait montré par le partage des perceptions juste avant, à tous les deux. »

Je n’oublierai jamais le moment où l’Ancien, depuis sa cellule aux cavernes, s’était adressé à Tancrède et à moi tandis que nous assistions, chacun de notre côté, aussi impuissants que désemparés, à l’allocution d’Urbain. J’étais si bouleversé par la situation que, sur le moment, je n’avais pas compris qu’on me parlait en pensée. J’avais d’abord cru que Tancrède me disait quelque chose dans mon oreillette.

Lorsque Yus’sur avait partagé ses perceptions, lorsqu’il nous avait montré ce qu’il se proposait de faire, j’en avais eu le souffle coupé. Moi qui croyais avoir parfois des idées un peu folles, là j’étais battu à plate couture.

Pour commencer, la réalité du Chaudron s’était effacée de mon champ visuel pour être remplacée par une vision de Tancrède en exosquelette de guerre, dans le centre opé, près de Clotilde. Comment Yus’sur pouvait-il voir cela – alors qu’il se trouvait à huit cents kilomètres de la scène – et me le restituer, je n’en avais pas la moindre idée. Comme la première fois que j’avais fait cette expérience, lorsque Tan’hem avait partagé ses perceptions avec les inermes, ce que je voyais en esprit était étrangement altéré, un peu comme un reflet sur un miroir qui se déformerait légèrement, par contractions et dilatations successives. Soudain, Tancrède avait disparu. Évaporé purement et simplement, comme happé par l’une des contractions. Puis, la vision-pensée de Yus’sur était devenue confuse et des images imprécises s’étaient succédées à un tel rythme qu’il m’était impossible d’y reconnaître quoi que ce soit. Lorsque la vision s’était enfin stabilisée, je voyais Akya depuis l’espace.

C’était stupéfiant. La planète entière s’étalait là, sous mes yeux, ses dizaines de milliers de failles parfaitement visibles, ses sommets arides et froids accrochant les rares nuages qui flottaient dans l’atmosphère. Le terminateur, un peu sur la droite, progressait lentement mais sûrement, déroulant le rideau nocturne sur toutes les régions de la planète, les unes après les autres. Il me fallut plusieurs secondes avant de réaliser que je… que nous, devrais-je dire, puisque Tancrède partageait la même scène avec moi, nous éloignions d’Akya en prenant de la vitesse.

Par instinct, je cherchai à voir mon corps, comme dans l’Infocosme, mais je ne trouvai rien. Je remarquai un imperceptible nuage iridescent aux couleurs changeantes qui nous entourait. Un champ d’énergie ? Soudain, sur notre gauche, le Saint-Michel fit son apparition. Notre vitesse était maintenant si élevée qu’il s’éloigna rapidement avant d’aller se perdre définitivement dans le fourmillement de détails de la surface de la planète. Quelques instants plus tard, Akya elle-même n’était plus qu’un disque au loin rétrécissant inexorablement. À ce moment-là, nous tombâmes dans le trou.

Je ne vois pas d’autre façon de décrire ce qui se produisit dans la vision que partageait avec nous Yus’sur. Toute la scène bascula brutalement vers le « haut », me donnant l’impression très réaliste de chuter à grande vitesse. Akya, Alpha Centauri A, ainsi que toutes les étoiles du firmament, tout le bazar parut vouloir s’enfuir à toutes jambes et la Nuit fonça vers nous. Ensuite, ce fut le noir total. Impossible de dire combien de temps cela dura, ni même si cela dura un temps. J’en garde un souvenir trouble. Mélange de sensations, certaines agréables et d’autres, moins. Impression diffuse de traverser quelque chose, sans être capable de préciser quoi. Plusieurs jours après, j’eus même une inexplicable réminiscence : alors que je tâchais de me rappeler les détails de cette expérience, il me vint l’étrange sentiment d’avoir été observé durant un bref instant. Ensuite, aussi brusquement qu’Akya en était sorti, la Terre entra dans notre champ de vision.

Bon sang, quel plaisir cela me fit !

Quel plaisir de revoir notre bonne vieille planète bleue, avec ses immenses océans et ses magnifiques fronts nuageux. Tant d’eau ! J’imaginais quelle vision stupéfiante de telles étendues aqueuses devaient représenter pour un Atamide. Toutefois, je n’eus guère le loisir de me délecter davantage de ce spectacle, car nous fûmes propulsés vers la surface. Mon estomac se contracta violemment et je contins une envie de crier.

« Tancrède ? Tu… vois ça toi aussi ? »

Ma propre voix me parvint avec plusieurs secondes de retard.

« Oui… j’y suis aussi… »

Je m’attendais presque à descendre ainsi jusqu’à la surface puis à voir un parachute s’ouvrir, mais au lieu de cela, notre vision se brouilla de nouveau, comme au départ d’Akya et après quelques secondes de chaos visuel, nous émergeâmes dans le bureau du pape. Bien sûr, je ne compris pas immédiatement où nous nous trouvions. Pas avant de remarquer le souverain pontife en train de lire son allocution dans son studio de transmission privé, sous l’œil d’une dizaine de caméras. Juste après, je m’aperçus que Tancrède était présent lui aussi ; cette fois, il était visible dans ce que nous montrait Yus’sur par la pensée. Il se tenait là, bien droit, au beau milieu du bureau du Saint-Père. La signification de tout cela me foudroya soudain.

« Vous proposez… d’envoyer Tancrède là-bas ? m’entendis-je demander sur un ton incertain. Vous pouvez envoyer Tancrède là-bas comme les Anciens le firent avec A’a en Palestine autrefois ? »

La voix de Yus’sur me parut inhabituellement lente, comme engluée dans une pâte temporelle.

« Grâce à Nod, oui, me répondit l’Ancien. Notre nouvel ami m’ouvre de nouvelles perspectives. D’immenses perspectives…

— Nod ? bredouillai-je. Mais… »

Je ne terminai pas ma phrase. Je venais de tout comprendre.

« Un “réservoir d’énergie psychique”, c’est ainsi que vous l’avez qualifié tout à l’heure, lorsque nous sommes entrés dans l’Infocosme organique. N’est-ce pas ?

— Il y a longtemps qu’un Atamide n’avait pas eu accès à un tel potentiel. Je n’ai pas connu la Conscience Globale, toutefois je ne pense pas qu’elle atteignait un tel degré de puissance psychique brute. Grâce à Nod, je crois que je peux faire à nouveau ce que les Anciens accomplirent en leur temps.

— Envoyer quelqu’un à distance instantanément…

— Si Tancrède est d’accord bien entendu.

— Est-ce dangereux ? s’enquit celui-ci. Y a-t-il un risque ? »

La voix venait de nulle part. Le Tancrède que je regardais dans le bureau du pape n’avait pas parlé, ce n’était donc qu’une image créée par Yus’sur.

« Il y a un risque, fit l’Ancien. Personne n’a tenté cela depuis deux mille de vos années. Je ne sais pas si j’en serai capable. Néanmoins…

— Je vais le faire, coupa Tancrède.

— Euh… tu es sûr de… commençai-je.

— Il n’y a pas une minute à perdre, coupa de nouveau mon ami. Envoyez-moi là-bas pour de bon, Yus’sur. Envoyez-moi là-bas que je mette un terme définitif à cette insanité. »

Je me souviens avoir vécu la suite de ces événements avec un sentiment d’irréalité très prononcé. Notre retour dans le monde réel, un bref conciliabule pour déterminer la meilleure façon de mener à bien ce projet fou, une communication rapide entre Tancrède et Nod par l’intermédiaire de Yus’sur afin d’obtenir des informations sur la sécurité dans le bureau papal, et enfin le départ de l’ex-lieutenant. Je n’étais pas sur place pour y assister, néanmoins j’entendis le cri de surprise très explicite de Clotilde au moment où Tancrède « partit ».