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À peine quelques instants plus tard, l’impensable était arrivé. Sur les plaques vidéo, Urbain IX, les traits déformés par la frayeur, avait subi en direct la colère de Tancrède. En dépit de leur stupéfaction, tous les inermes présents dans le Chaudron n’avaient pu s’empêcher d’applaudir et de siffler de joie lorsque le Méta-guerrier avait défoncé les accoudoirs du fauteuil. Enfin, apothéose de ce moment inoubliable et tant attendu, les images de l’enregistrement pirate s’étaient affichées sur nos plaques, comme sur celles de tous les terriens.

Il est absolument impossible de décrire les sentiments qui vous traversent lorsque vous vivez un tel moment. Je peux simplement dire que la succession de joie, de soulagement et de surprise qui déferlent produit un effet largement supérieur à n’importe quelle substance euphorisante. Je tombai dans les bras de Pascal en trouvant un peu ridicule de le voir rire et pleurer en même temps, avant de me rendre compte que j’en faisais autant.

Alors que les images de l’enregistrement défilaient toujours en boucle sur les plaques, un appel retentit sur les haut-parleurs des Cavernes :

« Albéric Villejust doit se rendre au réfectoire immédiatement. Je répète, Albéric Villejust doit se… Bon sang, Albéric, ramène-toi, vite ! »

Je me précipitai dans les couloirs de notre complexe troglodyte – accompagné de tous ceux qui se trouvaient avec moi au Chaudron – poussé par une intuition très précise de ce qui m’attendait.

Il était là.

Au milieu des tables et des chaises en désordre de la grande salle du réfectoire se tenait Urbain IX, surplombé par la masse imposante de Tancrède qui le tenait par le col de sa robe pontificale.

Lorsque le rythme de l’Histoire s’emballe à ce point, lorsque les événements deviennent si extravagants, on finit par perdre la capacité à s’étonner. Sur le moment, je ne fus même pas surpris de voir ces deux personnes – qui, quelques minutes plus tôt, s’agitaient encore devant des caméras terriennes – débouler en plein milieu de notre réfectoire sur Akya. L’apparence du pape me frappa bien davantage. Cet homme, ce saint homme, qui, depuis des décennies, incarnait le pouvoir et l’autorité absolue dans tout l’Empire Chrétien Moderne, présentait désormais l’aspect d’un vieillard fragile et terrifié. Il roulait des yeux effarés en tous sens, sa mâchoire inférieure était agitée de soubresauts désordonnés, ses mains tremblaient, et je crois que si Tancrède ne l’avait pas fermement tenu par le col, il se serait effondré par terre. Les cris excités de tous les inermes qui avaient accouru vers le réfectoire après l’appel moururent aussitôt. Ce fut un lourd silence qui accueillit le souverain pontife dans notre palais de pierre.

Tout avait été trop vite. Nous n’avions rien prévu pour faire face à l’arrivée d’un tel prisonnier. Aussi, nous nous contentâmes de l’enfermer dans une réserve vide jusqu’à ce que la situation générale se stabilise et que nous soyons en mesure de prendre la décision le plus appropriée.

Aujourd’hui, il est toujours retenu aux cavernes, dans une cellule spécialement aménagée. Nous ne savons pas encore ce que nous allons faire de lui ; toutefois, un conseil spécial de sages se tiendra bientôt pour régler cette question. Après tout, les Atamides sont concernés au premier chef par le destin de ce triste personnage, c’est donc à eux qu’il revient d’en décider. J’ai cru entendre parler d’un exil dans les montagnes glacées des pôles d’Akya, mais je ne sais pas s’il s’agissait d’une plaisanterie. De toute façon, maintenant qu’il se trouve privé des soins complexes qu’on lui prodiguait au Vatican, l’antipape ne vivra probablement plus très longtemps.

En prenant garde de ne pas se brûler avec la bouilloire, Tancrède me remplit un gobelet de thé fumant avant de s’en servir un lui-même. J’entourai le récipient de mes deux mains afin de profiter de sa chaleur ; avec la nuit, le froid était arrivé.

« Alors, toujours décidé ? demanda mon ami en soufflant sur le liquide brûlant.

— Pardon ? fis-je en sortant de mes pensées. Décidé à quoi ?

— À repartir.

— Ah, oui. Oui, bien sûr. Ce n’est pas qu’Akya ne m’attire pas. Qui sait même, peut-être reviendrai-je un jour pour m’installer ? Je pense que je pourrais me plaire ici – enfin, pas dans une caravane, j’ai tout de même besoin d’un minimum de confort civilisé ! –, mais les miens m’attendent sur Terre. Le temps passe et mon père ne rajeunit pas. Quant à ma petite sœur, elle me manque. Elle doit avoir l’air d’une femme maintenant. Enfin bref, je leur ai promis de revenir, alors je dois le faire.

— Je comprends. Quand pars-tu ?

— Difficile à dire. L’organisation du rapatriement anticipé représente un véritable défi logistique. À mon avis, l’appareillage ne pourra avoir lieu avant trois ou quatre mois. »

Tancrède émit un petit sifflement.

« Trois ou quatre mois ! C’est long. Tel que je te connais, tu vas ronger ton frein !

— Ne t’inquiète pas pour moi. Comme je fais partie du groupe d’ingénieurs chargé de superviser cette tâche titanesque, je vais justement avoir de quoi m’occuper ! »

Depuis un mois que la décision du rapatriement anticipé avait été prise par le nouvel état-major de l’armée croisée, une longue et fastidieuse phase de démontage avait commencé à la Nouvelle-Jérusalem. Bien évidemment, il était impossible de faire remonter les parties mobiles qui avaient été désorbitées du Saint-Michel lors du débarquement, puisqu’elles n’avaient été conçues que pour descendre. Aussi, il avait été décidé que l’on démonterait et chargerait à bord du vaisseau tout ce qui pouvait l’être dans le camp militaire, et que le reste demeurerait sur place.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, toutes les troupes ne pourraient repartir avec le Saint-Michel. Même si les pertes militaires avaient réduit le nombre de soldats, l’intégralité des régiments restants dépassait les capacités actuelles du navire spatial en orbite. Il n’avait jamais été prévu de faire repartir tout le monde d’un coup. Par ailleurs, écœurés par le complot dont ils avaient été l’instrument et peu désireux d’affronter l’hostilité de l’opinion publique sur Terre, un certain nombre de soldats avaient exprimé le souhait de rester là et de s’installer sur Akya. Même s’il ne s’agissait pas d’un mouvement de grande ampleur dans l’armée croisée, ce chiffre représentait tout de même plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes.

Une réunion avait alors été organisée entre les principaux chefs atamides et le nouvel état-major de l’ex-armée croisée, constitué entièrement de seigneurs modérés, Godefroy de Bouillon et Bohémond de Tarente en tête. Les hommes avaient solennellement présenté leurs excuses au nom de l’humanité, exprimant les immenses regrets et la honte terrible que leur causait la tragédie dont ils étaient responsables. Les chefs tribaux, conscients que les hommes avaient été dupés, avaient accepté leurs excuses, mais avaient exigé qu’ils repartent au plus vite.

Godefroy avait alors expliqué que, même si leur faute était impardonnable, l’impossibilité de faire repartir tout le monde était une réalité. Entre ceux qui voulaient rester et ceux qui ne pourraient pas embarquer, plus de cent mille hommes se trouveraient encore sur Akya à l’appareillage du Saint-Michel. Le sujet se révélant délicat, de longues palabres s’étaient engagées au cours desquelles une certaine tension avait menacé de s’installer. Yus’sur lui-même était alors intervenu.