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Le vieil Atamide avait, une fois de plus, fait la démonstration de son ouverture d’esprit en expliquant que, selon lui, il serait négatif que deux peuples voisins vivent en s’ignorant, en refusant tout contact. Il déclara qu’il était pleinement favorable à l’installation sur Akya d’une communauté humaine et qu’à terme, il serait bon que des Atamides en fassent autant sur Terre. Ce fut l’un des discours les plus empreints de sagesse qu’il me fut donné d’entendre. Néanmoins, je n’étais pas certain, même après ce qui venait de se passer, que l’installation d’une communauté atamide sur Terre se déroulerait sans heurts. Mais bon, je ne suis toujours qu’un indécrottable pessimiste !

Yus’sur proposa aux hommes de fonder leur communauté dans les régions situées au-dessus des zones tropicales, trop froides pour la plupart des tribus atamides, et un accord fut finalement trouvé pour lequel les hommes exprimèrent leur profonde gratitude. Nul n’ignorait que des problèmes de cohabitation se poseraient, notamment en raison de l’amertume profonde qui résiderait longtemps dans le cœur des Atas, toutefois il fallait espérer que le temps effacerait peu à peu ce sentiment bien compréhensible. Dès l’annonce de l’accord, les « humains d’Akya », ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes, avaient organisé une fête au cours de laquelle ils proposèrent à Godefroy de Bouillon, qui avait lui-même annoncé son intention de rester, de devenir leur chef. Certains évoquèrent même le titre de « roi ». Godefroy refusa.

« Au fait, fis-je tout à coup, qu’est devenu le frère de Liétaud ? Se sont-ils revus depuis la chute de la Nouvelle-Jérusalem ?

— Engilbert ? fit Tancrède en remuant les braises afin de ranimer le feu. Ils se sont bien revus, mais je crois que cela a été assez difficile pour Liétaud.

— Pourquoi ? Ils ne sont pas parvenus à se réconcilier ? »

Tancrède poussa un soupir.

« Disons que… Engilbert avait beaucoup changé…

— À ta façon de le dire, ce ne doit pas être en bien.

— En fait, il a pratiquement perdu la raison.

— Dieu du ciel…

— Je suppose qu’il a longtemps été rongé de culpabilité par le départ de son frère. Mais je pense que c’est surtout le choc de la révélation de la véritable nature du Christ qui a fait sombrer son esprit.

— Il était très pieux. Il est certain que pour les plus croyants, cette révélation a dû être une épreuve terrible.

— Effroyable… »

Le regard de Tancrède s’assombrit brusquement. Lui-même avait passé un sale moment lors du récit de Yus’sur.

« Du coup, je ne sais pas ce que Liétaud compte faire avec Engilbert. C’est une situation qui le perturbe beaucoup. Il s’en est ouvert à moi lorsque nous sommes partis avec Yus’sur, il y a quatre jours… »

Quatre jours plus tôt, en effet, je les avais vus tous les trois s’en aller à dos de Yaze’er sans rien dire à personne. Je ne savais pas où ils s’étaient rendus.

« D’ailleurs, je…, reprit lentement Tancrède d’un air embarrassé. J’aurais probablement dû te proposer de nous accompagner, mais, euh… Je préférais que seul Liétaud soit présent… »

Je reconnaissais bien là mon ami. Aussi empoté que moi dans les rapports humains.

« Tancrède, fis-je avec simplicité, tu n’as pas à te justifier de quoi que soit.

— Je me sens gêné parce que je ne voudrais pas que tu penses qu’il y a une hiérarchie dans mon amitié…

— Bien sûr que non…

— L’objet même de ce voyage faisait que… après tous les combats que Liétaud a traversés à mes côtés… »

Dans ces moments-là, il était aussi facile de lire en Tancrède que dans le proverbial livre ouvert.

« C’était pour Clorinde ? »

Rendant les armes devant ma perspicacité, ou bien renonçant à s’empêtrer davantage, Tancrède approuva de la tête. Alors qu’il se tenait assis en tailleur depuis tout à l’heure, il sembla éprouver soudain le besoin de se détendre les jambes et se leva. Il s’approcha de la porte de la tente et s’absorba dans la contemplation des étoiles, de plus en plus nombreuses.

« Yus’sur m’a proposé d’offrir à Clorinde une cérémonie funèbre atamide », finit-il par dire.

Les volutes de vapeur blanche qui s’échappaient de sa bouche tandis qu’il parlait détachaient sa silhouette sur le fond obscur de la nuit.

« Au début, j’ai pensé m’y rendre seul. Puis, en songeant à tout ce que j’avais vécu sur le champ de bataille aux côtés de Liétaud – y compris la fois où il m’a sauvé la vie et celle de Clorinde en même temps –, il m’a semblé impensable de ne pas lui proposer de venir. J’ai donc emporté… l’urne avec moi, et nous sommes partis. »

Quelques jours après son aller-retour sur Terre, Tancrède avait élevé un bûcher afin de procéder à la crémation du corps de Clorinde. C’était la tradition dans le cercle très fermé des Classe 4. On n’enterre pas un Méta-guerrier, on l’incinère.

« Le vol a duré plusieurs heures, au cours desquelles Yus’sur nous a expliqué que le lieu où il nous emmenait était particulièrement important dans la tradition funéraire atamide. Il l’appelait la “Vallée-des-pierres-qui-veillent”. Chaque région d’Akya possède un sanctuaire comparable où les Atamides inhument certains d’entre eux. Je lui ai demandé sur quels critères les siens décident d’inhumer quelqu’un là-bas, mais pour être franc, je n’ai pas compris grand-chose à sa réponse. Comme tu t’en doutes, la première pensée qui m’est venue à l’esprit était : en quoi Clorinde a-t-elle mérité, à leurs yeux, de trouver son dernier repos en un tel endroit, alors qu’elle a farouchement combattu leur peuple ? Il s’est contenté de me répondre : “Elle a beaucoup compté pour toi”. Nous avons volé longtemps vers l’est puis les Yaze’ers ont fini par nous déposer à flanc de montagne. De là, nous avons suivi un chemin qui serpentait jusqu’à un col. De l’autre côté s’ouvrait une vallée. L’endroit n’avait rien de remarquable en soi si ce n’est qu’il en émanait une certaine sérénité, due probablement aux crêtes rocheuses escarpées qui, ceinturant l’ensemble, empêchaient le vent de pénétrer, ainsi qu’aux pentes douces et régulières qui descendaient en gradins jusqu’à une large et profonde faille forestière centrale. Ces lieux m’ont paru extraordinairement calmes et reposants, surtout après les longues heures de voyage à dos de Yaze’er.

— Pourquoi ce nom de “Vallée-des-pierres-qui-veillent” ?

— Yus’sur ne m’a rien dit à ce sujet. Mais, le long des pentes se dressaient des sculptures. Des dizaines, que dis-je, des centaines de têtes atamides sculptées à même les gradins de roche, toutes tournées vers l’intérieur, posant sur l’endroit un regard sévère et cependant, bienveillant. La plupart mesuraient entre un mètre quatre-vingts et deux mètres cinquante. Certaines atteignaient près de quatre mètres.

— Comme celles que tu avais vues sur le plateau où Robert t’avait tendu un piège ?

— Oui, sauf que là-bas, elles étaient toutes usées par le temps au point de ressembler pour un voyageur distrait à un simple rocher aux formes inhabituelles. Or, dans cette vallée, certaines têtes étaient manifestement plus récentes. Je suppose que là, on les entretient ou même, on en fabrique de nouvelles à certaines occasions. Quoi qu’il en soit, dès que les ai vues, j’ai eu l’impression de me trouver face à des gardiens millénaires.

— Des pierres qui veillent

— Yus’sur m’a alors expliqué que les Vallées-des-pierres-qui-veillent ne sont pas de simples cimetières dans lesquels on inhume ou disperse les cendres d’Atamides qui se sont distingués. Selon lui, ce ne sont pas des lieux morts. Ils recèlent une vie certaine pour celui qui sait la voir. Enfin… comme souvent avec les croyances atas, je ne suis pas sûr d’avoir très bien saisi tout ce qu’il nous a dit… »