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Je voyais parfaitement à quoi mon ami faisait allusion. Moi-même j’avais souvent renoncé à me faire expliquer telle ou telle tradition. Le mois dernier, par exemple, une émouvante cérémonie avait été organisée à Uk’har pour replacer les reliques d’A’a dans son sanctuaire au cours de laquelle un sage avait fait une longue oraison. Or, en dépit de ma connaissance honorable de la langue ata, une bonne moitié du discours m’était totalement passé au-dessus de la tête.

« Quoi qu’il en soit, Yus’sur m’a indiqué un promontoire rocheux qui surplombait la vallée. Il n’a pas eu besoin d’en dire davantage, j’ai su que le moment était venu. Le moment de faire mes adieux définitifs à Clorinde… Je me suis avancé jusqu’au rebord. Sous mes pieds, la pente descendait doucement jusqu’à la faille forestière, cent cinquante mètres plus bas. J’ai ouvert précautionneusement l’urne et l’ai tenue à bout de bras. Puis, spontanément, instinctivement si je puis dire, je n’ai pu m’empêcher de commencer à réciter : Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur, Seigneur, écoute mon appel ! Que ton oreille se fasse attentive au cri de ma prière ! Si tu retiens les fautes, Seigneur, Seigneur, qui subsistera ? Mais près de toi se trouve le pardon pour que l’homme te craigne. »

Tancrède, toujours debout face à la porte, se balançait imperceptiblement en disant la prière des morts. Il ne s’en rendait probablement pas compte. Même si je ne voyais pas son visage, j’entendais à sa voix qu’une intense émotion venait de le saisir en évoquant cette scène.

« Mais je n’ai pu continuer… Ces mots, que j’avais si souvent entendus, m’apparaissaient désormais vides de sens, comme si je les entendais pour la première fois. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté ainsi, debout près du vide, les bras tendus, me mordant les lèvres compulsivement. Alors, j’ai fait la seule chose qu’il y avait à faire. Je me suis retourné et j’ai demandé à Yus’sur de me rejoindre. Une fois à mes côtés, je lui ai demandé de dire pour elle l’hommage aux morts atamide. Il m’a longuement dévisagé, si longuement que j’ai cru qu’il allait refuser. Puis il s’est tourné vers les pierres-qui-veillent, a fermé les yeux et s’est mis à réciter. Non pas de sa voix mentale, mais à voix haute. Sa voix était douce, presque un murmure. Évidemment, je ne comprenais pas ce qu’il disait, pourtant, cela m’a semblé plus approprié que n’importe quelle prière humaine. Enfin, alors que l’Ancien levait les bras sur une intonation plus haute que les autres, j’ai retourné l’urne et dispersé les cendres dans le vide. Clorinde, mon amour, je ne t’oublierai pas… »

Tancrède s’interrompit sur un hoquet. Il pleurait. J’en eus aussitôt l’estomac noué et les larmes me montèrent aux yeux à moi aussi.

« Pourquoi ? fit-il d’une voix faible. Pourquoi a-t-il fallu que cela finisse ainsi ? Je suis sûr qu’elle aurait pu changer. Je suis sûr qu’elle aurait compris… »

Je ne savais pas quoi dire. Tout ce qui me venait à l’esprit était d’une effroyable platitude.

« Que s’est-il passé après ? » murmurai-je simplement. Tancrède se retourna enfin. Il avait les yeux rougis et les joues humides. Il les sécha du revers de sa manche.

« J’ai attendu que le nuage de cendres se dissipe, puis nous sommes redescendus. J’étais tellement bouleversé que je n’ai pu prononcer la moindre parole sur tout le chemin descendant jusqu’aux Yaze’ers. En arrivant, Yus’sur s’est planté devant moi et m’a pris les deux mains pour les serrer dans les siennes. J’ai été surpris par sa force. Il m’a fixé intensément de ses yeux noirs et m’a dit en pensée : Mon ami, ne perds jamais espoir… »

Tancrède resta silencieux un instant, immobile devant l’entrée de la tente, les yeux dans le vague. Puis, je le vis frissonner. Il défit alors les lacets qui maintenaient la porte enroulée au-dessus de l’ouverture et le rabat de feutre se déroula tout seul, nous isolant de l’extérieur. Sur le fagot de bois posé dans un coin, il choisit deux branches parmi les plus sèches et vint les jeter dans le feu. Il souffla quelques instants sur les braises afin de les raviver puis s’installa de nouveau sur le tapis. Les flammes léchèrent le bois sec qui s’enflamma en crépitant.

« Il se fait tard, me dit-il en s’éclaircissant la voix. Clotilde va s’inquiéter si tu ne rentres pas.

— Ne t’en fais pas pour ça, je l’ai prévenue que je passais te voir.

— Ne te sens pas obligé de…

— Arrête, bon sang ! rétorquai-je en souriant. Je ne me sens obligé de rien du tout ! Cela me fait plaisir de rester. Je te rappelle que tu pars demain et que ni toi, ni moi ne pouvons dire quand nous nous reverrons. »

Il opina du chef. Des éclats de voix, puis des rires nous parvinrent d’une tente voisine, étouffés par les épaisseurs de feutre.

« Et ta famille ? dis-je pour changer de sujet. Comment vont-ils ?

— Ils vont mieux. Tu sais probablement que Philippe IX nous a rendu l’intégralité du domaine dont nous avions été spoliés, mais il y a eu du nouveau depuis. À titre de dédommagement pour le préjudice subi, il nous a aussi transféré la propriété des anciens domaines du duc de Montgomery. Par la suite, j’ai appris que nous devions cette décision à l’intercession du frère du roi, Hugues de Vermandois, commandant de bord du Saint-Michel.

— Qui est lui-même un proche de Godefroy de Bouillon…

— En effet. Tu as compris à qui nous devions in fine ce retour en grâce.

— C’était bien le moins que le roi pouvait faire étant données les circonstances.

— Probablement. En tout cas, voilà ma famille tirée d’affaire pour le moment. Par ailleurs, Bohémond m’a promis de leur rendre visite le plus souvent possible et de veiller sur eux dès qu’il sera revenu sur Terre. Je sais qu’il le fera cette fois, surtout maintenant que père est mort… »

Sur la fin de la phrase, la voix de Tancrède s’était faite plus rauque.

« Tu te reproches toujours sa disparition, n’est-ce pas ?

— J’ai eu une discussion avec ma mère à ce sujet. Elle m’a affirmé que les hospitaliers de Montierneuf avaient fini par reconnaître – du bout des lèvres, bien sûr – que la reconstruction cellulaire qu’ils avaient pratiquée sur le cœur de mon père après son attaque n’avait peut-être pas été faite comme il fallait. Sur les conseils de Bohémond, elle va intenter une action en justice contre eux. Elle a longuement insisté pour me faire admettre que c’était la seule et unique cause de sa mort et que je devais cesser de m’en attribuer la responsabilité.

— L’as-tu admis ?

— Oui, oui, je l’ai admis, répondit-il en roulant des yeux. Toutefois, je ne suis pas dupe. Une mère est une mère. Elle cherche avant tout à me déculpabiliser. Peut-être même pense-t-elle que c’est à cause de cela que je ne veux pas rentrer sur Terre et qu’en me convainquant du contraire, je finirai par changer d’avis.

— Elle n’a peut-être pas tout à fait tort… »

Tancrède me lança un regard courroucé, ainsi que son gobelet vide à la figure. J’esquivai sans peine le récipient de fer blanc qui termina son vol en heurtant l’un des poteaux d’angle de la tente.

« Ah, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! s’exclama-t-il. Pourquoi ne croit-on jamais que je suis capable d’exprimer mes sentiments ? Pourquoi tout le monde est-il tellement persuadé que moi-même j’ignore ce que je ressens ? Ma décision n a rien à voir avec mon sentiment de culpabilité concernant mon père. J’ai décidé de rester sur Akya par ce que je m’y sens bien, tout simplement ! Je n’ai plus d’affinité avec mon ancienne planète. J’y ai vu trop de souffrance et d’injustices. Il n’y a pas longtemps que je suis ici, et pourtant, je m’y sens davantage chez moi que n’importe où ailleurs. Je ne sais pas comment l’expliquer ; je n’ai même pas envie de l’expliquer. C’est ainsi, voilà tout.