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— Il faut comprendre ta famille. Ils sont tristes à l’idée que tu ne reviennes pas.

— Bien sûr que je les comprends. Toutefois, même si les cabines tachy ne sont qu’un pis-aller, elles permettent de maintenir un contact proche. Et puis, qui sait, si Yus’sur réussit à former de “nouveaux Anciens” comme il l’espère, alors peut-être que de nouvelles voies de communication s’ouvriront entre nos deux planètes. »

Tancrède faisait allusion au transit instantané. Pour le moment, cette nouvelle façon de voyager n’avait officiellement été utilisée que pour trois personnes. Tancrède, Urbain IX et Pierre l’Ermite – euh, pardon, Paul VII. Il avait ensuite fallu expliquer à tous ceux qui posaient la question pourquoi on ne pouvait renvoyer tout le monde de cette manière sur Terre. Il n’était évidemment pas dans les capacités d’un seul Ancien, surtout aussi vieux et affaibli que Yus’sur, de faire transiter des milliers de personnes dans un sens comme dans l’autre. De plus, il n’était pas le seul impliqué dans ce processus. Nul ne savait comment Nod réagirait s’il était trop sollicité. Il fallait lui laisser le temps d’apprendre à connaître les Atamides et les humains, ainsi qu’à trouver les limites de ses propres capacités. En conclusion, comme on ne pouvait faire transiter tout le monde, on ne ferait transiter personne. Il n’y aurait pas d’exception.

Or, pour être tout à fait honnête, il y en eut une.

Nicée, la sœur de Tancrède, avait reçu un choc en apprenant qu’il ne rentrerait pas. Après la mort de son père, voilà qu’elle perdait son frère, car, même si Tancrède n’avait pas exclu de leur rendre visite sur Terre, il ne serait vraisemblablement pas en mesure d’accomplir le voyage avant dix ans, dans le meilleur des cas. Les sentiments qui liaient Tancrède et Nicée étant, je crois, parmi les plus forts qui puissent exister entre un frère et une sœur, l’ex-lieutenant en fut lui aussi très affecté.

Ainsi, rompant avec ses principes d’intégrité morale qui l’avaient empêché tout au long de sa vie de solliciter le moindre passe-droit, Tancrède s’était résigné à demander à Yus’sur de faire venir Nicée sur Akya. L’Ancien accepta aussitôt ; après tout ce que Tancrède avait fait pour les Atamides, il lui devait bien cela.

La jeune femme était restée parmi nous trois semaines. Afin de préserver un minimum de discrétion – il ne fallait surtout pas que se répande la nouvelle que Yus’sur accordait des passe-droits –, elle était restée avec nous, aux cavernes, sans jamais se rendre à la Nouvelle-Jérusalem.

À ma grande surprise, ainsi qu’à celle de son frère, Nicée n’avait jamais semblé déstabilisée par cet environnement si différent de la Terre, ni même par sa rencontre avec les Atamides. Une fois passés les premiers instants d’appréhension naturelle, elle trouvait tout à fait normal de converser avec Tan’hem qui, ne parlant que fort mal notre langue, s’exprimait pratiquement toujours par la pensée. Toutefois, en apprenant à connaître un peu mieux la jeune femme, je compris rapidement qu’elle ne correspondait en rien à l’archétype de l’aristocrate maniérée, mais que nous avions plutôt affaire à une personne simple et directe, ouverte sur les autres et curieuse du monde.

D’ailleurs, durant les trois semaines où elle vécut ici, elle s’intéressa beaucoup à Liétaud qui, dès leur première rencontre, eut l’air stupéfait qu’une femme d’aussi haute naissance daigne lui adresser la parole. Au fil des jours, ces deux-là passèrent de plus en plus de temps ensemble au point que Tancrède, amusé par la situation, finisse par leur faire remarquer que c’était à lui que Nicée était censée rendre visite.

Contrairement à Liétaud, Tancrède n’était pas surpris que sa sœur puisse être attirée par un homme tel que lui. Il savait qu’elle n’accordait aucune importance au rang social, s’attirant d’ailleurs souvent les reproches de son père sur ce point lorsqu’il était encore en vie. De plus, maintenant que le régime ultra conservateur de l’ancien pape avait volé en éclat, les règles s’assouplissaient dans bien des domaines et peut-être que, sous peu, une relation telle que celle-ci deviendrait possible au grand jour.

Tancrède se réjouissait de cette conséquence inattendue de la « visite » de sa sœur. Je crois même qu’il espérait au fond de lui que si cette liaison s’avérait assez solide pour se concrétiser en union, sa famille entière finirait par venir s’installer dans les futures communautés humaines d’Akya.

Mais j’anticipe beaucoup, nous n’en sommes pas encore là.

« Liétaud a changé d’avis », dit soudain Tancrède.

Comme nous étions demeurés silencieux longtemps, sa voix me fit légèrement sursauter.

« Il souhaite maintenant partir avec le Saint-Michel. »

Je compris que ses pensées avaient suivi le même cheminement que les miennes.

« Il veut la rejoindre, fis-je en souriant. C’est bien compréhensible. »

Tancrède hocha la tête.

« C’est ce qui pouvait arriver de mieux à ma sœur. Entre leur différence de naissance et leur écart d’âge, la société ne leur fera certainement pas la vie facile, néanmoins, je crois qu’ils peuvent trouver le bonheur.

— Enfin, laissons-leur le temps d’apprendre à mieux se connaître, tempérai-je. Après tout, ils n’ont eu que trois semaines pour se découvrir mutuellement.

— Sauf que depuis, Liétaud ne sort plus des cabines tachy ! À croire qu’il y a emménagé ! »

J’éclatai de rire. C’était bon de voir Tancrède plaisanter de nouveau.

Son visage marqué gardait la trace des épreuves traversées et des reflets argentés se devinaient désormais dans ses cheveux noirs, toutefois, à cet instant, les moments difficiles me parurent soudain très loin. Il revivait enfin.

« Je suis content pour toi, lui dis-je spontanément en l’observant. Tu sembles avoir tourné la page, avoir rompu avec le passé. »

Il me rendit mon regard d’un air approbateur, puis se laissa aller en arrière, s’adossant à l’unique malle dans laquelle il rangeait ses affaires.

« Je crois que c’est arrivé quand je suis allé voir Robert de Montgomery dans sa cellule.

— J’ignorais que tu lui avais rendu visite, fis-je en haussant les sourcils.

— Ce n’était pas prémédité, répondit Tancrède, les yeux perdus dans les braises mourantes. Un jour, alors que je me trouvais près du quartier disciplinaire, j’ai obéi à une impulsion subite et je suis entré. Je suppose que je voulais régler mes comptes, qu’une sorte de désir malsain de me délecter de sa déchéance m’avait poussé vers la prison. L’ironie du sort a voulu qu’il se trouve précisément dans la cellule où j’avais attendu mon passage en cour martiale. Là où lui-même, alors qu’il n’était pas encore Préteur, m’avait rendu visite avant mon jugement. Lorsque je suis arrivé devant la paroi vitrée, il était prostré sur le banc, les cheveux en désordre, mal rasé, les vêtements froissés. J’ai immédiatement eu honte de moi. L’homme que j’étais venu accabler n’était plus qu’un lointain reflet de lui-même. Mon pire ennemi, celui qui avait travaillé avec tant d’acharnement à la chute de ma famille, était anéanti. Il n’en restait rien. Sa déchéance des plus hautes sphères du pouvoir était si totale, si violente, que cet homme, jadis hautain et arrogant, flamboyant à sa manière, n’était plus qu’une coquille vide. »