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Je n’étais pas surpris par ce qui disait Tancrède. J’ai toujours considéré qu’en fin de compte, le pouvoir ne se résume qu’à ses attributs. Qu’on vous les retire et même l’homme le plus puissant du monde redevient un pauvre hère. « Qu’a-t-il fait lorsqu’il t’a vu ? demandai-je.

— Comme je n’ai fait aucun bruit en arrivant, je suis resté à l’observer un long moment avant qu’il ne me remarque. Mais il a dû finir par sentir ma présence, car il a soudain redressé la tête. Dès qu’il m’a aperçu, il s’est relevé avec davantage de vivacité que je ne l’en aurais cru capable à cet instant. Il a bombé le torse, ses yeux ont étincelé et il m’a toisé comme il le faisait autrefois dans une tentative pathétique pour me faire baisser le regard. Moi qui étais venu pour vider mon sac, lui dire en face tout le mal que je pensais des gens de son espèce, pour tirer un trait définitif sur mon histoire commune avec ce triste sire, je ne pus articuler un seul mot. En le voyant ainsi, seul, diminué, fini, je fus saisi d’une profonde pitié. L’homme que j’avais tant haï n’était plus ; je n’avais rien à faire là. Je suis parti comme j’étais venu, sans un mot. »

Tancrède s’arrêta un instant. Le feu avait tant faibli que je ne distinguais plus que les contours de son visage.

« Avant de quitter le couloir des cellules, je l’ai entendu éclater en sanglots. Je pense que la pitié qu’il avait lue dans mon regard avait été plus douloureuse pour lui qu’un coup de poignard. C’était la confirmation définitive qu’il était absolument vaincu. Il aurait probablement préféré que l’on s’affronte, que la colère éclate, que la rage alimente à nouveau notre relation. Mais on n’affronte pas un homme qui a tout perdu. Cela, il l’avait parfaitement compris. »

Je hochai lentement la tête.

« On n’éradiquera sans doute jamais le mal dans le monde, mais que Robert de Montgomery soit hors circuit pour de bon constitue déjà un sacré pas en avant !

— En ce qui me concerne, cette visite a surtout marqué la fin d’un cycle. J’en ai fini avec Robert le Diable, comme j’en ai fini avec pratiquement tout ce qui se rapportait à mon ancienne vie.

— Plus d’armée, plus de hiérarchie, plus de discipline absurde, plus d’ordres…

— Oui, mais ça va plus loin. Maintenant, il va falloir que je donne un nouveau sens à mon existence. C’en est terminé de la terrible – mais ô combien réelle – exaltation du combat et de la guerre. Une nouvelle route s’ouvre devant moi, totalement vierge et pleine d’imprévus. Mon horizon s’est élargi et qui sait quelles aventures et quels mystères m’attendent sur cette planète ? »

Tout en parlant, Tancrède s’était mis à genoux devant les braises et soufflait dessus en espérant les ranimer. Peine perdue.

« Je souffre encore de la mort de Clorinde, dit-il en tournant la tête vers moi, ses yeux reflétant les braises mourantes dans la pénombre. J’en souffre chaque jour, chaque heure, chaque minute. Toutefois, même si j’ignore combien de temps cela prendra, je sais que je finirai par trouver la paix. »

J’étais surpris qu’il fasse preuve d’autant de recul. Je ne suis pas sûr qu’en pareille circonstance, j’en aurais été capable. Il se rapprocha de moi, toujours sur les genoux.

« Depuis quelques nuits, une chose prodigieuse s’est produite. J’ai rêvé d’elle !

— Je…, commençai-je, circonspect. Ce n’est pas très surprenant…

— Pas un simple rêve, non. C’était différent. Beaucoup plus fort, presque comme si elle m’avait rendu visite… »

Il secoua la tête d’un air désolé.

« Je sais que ça a l’air idiot. Un rêve est un rêve, c’est tout. Mais, je ne peux m’empêcher de repenser à ce que m’a dit Yus’sur. Ne perds jamais espoir… »

Je ne voyais pas où il voulait en venir.

« Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas. Peut-être que la Vallée-des-pierres-qui-veillent est un endroit véritablement spécial ? Peut-être que ce n’est pas juste un cimetière un peu plus sacré que les autres ? »

J’ai toujours eu du mal avec les concepts un peu trop mystiques. Cependant, en cet instant, mon ami semblait vraiment croire qu’il s’était passé là-bas quelque chose de particulier et je ne désirais en aucun cas me montrer inutilement sceptique. Après tout, il nous restait encore beaucoup de choses à apprendre sur le monde des Atamides.

« Je ne sais pas comment expliquer cela sans avoir l’air d’un illuminé. Et je sais que tu le penses en ce moment…

— Non, non, pas du tout…

— Si, je le vois à ta tête, je te connais, ne dis pas le contraire ! Pourtant je t’assure qu’elle était là. Nous n’avons pas parlé, ni même communiqué d’une manière ou d’une autre, mais elle était là. Lorsque je me suis réveillé, je me sentais mieux. Mieux que je ne m’étais senti depuis longtemps. C’était comme si on m’avait ôté un poids énorme.

— Voilà ce qui compte. Quoi qu’il se soit passé dans cette vallée, le plus important est que tu revives.

— Tu as raison. Maintenant, je sens que je peux être heureux. »

Je devais me rappeler longtemps cette phrase qui derrière une apparente simplicité contenait une vérité profonde. Trop de gens, dont moi-même probablement, attendent que le bonheur leur tombe dessus sans même penser à le chercher. Or, je crois sincèrement que si l’on ne décide pas que l’on peut être heureux, alors on a peu de chances de l’être un jour. Je me levai lentement. Mes articulations craquèrent.

« Il est tard, Tancrède. Je vais te laisser te reposer, je sais que vous partez à l’aube. »

Il se leva à son tour.

« On se fait tout un monde sur les adieux, n’est-ce pas ? dit-il avec un rire un peu gauche. Et lorsque vient le moment, on ne sait plus comment s’y prendre. »

Je voulus acquiescer, mais je me rendis compte que j’avais la gorge nouée. Aucun mot ne sortit. Je lui pris alors les bras, tout en gardant une distance embarrassée, mais il se dégagea et me serra carrément contre lui. Il me serra vraiment, sans la pudeur que conservent en général les hommes en pareil cas. Après un bref instant de surprise, je lui rendis son accolade. Étant donnée notre différence de taille, je songeais que je devais sembler ridicule, comme si j’étais un petit enfant que son père étreint et, en temps normal, cette idée aurait suffi à me gâcher ce moment. Pourtant cette fois, je me contentais d’apprécier le plaisir simple de serrer un véritable ami dans mes bras.

« J’ai vécu des moments difficiles, fit Tancrède d’une voix rendue rauque par l’émotion, néanmoins, je suis heureux de les avoir vécus avec toi. Je veux que tu saches que je suis fier de te compter comme ami. »

C’était un peu trop solennel. Comme je le disais tout à l’heure, il était toujours aussi empoté. Cela dit, lui, au moins, réussissait à dire quelque chose, alors que moi, je restais désespérément muet. En matière de rapports humains, Tancrède avait trouvé encore plus maladroit que lui. Il me laissa et s’écarta afin de m’ouvrir le rabat de feutre. Je ne savais pas si l’obscurité lui laissait voir que je pleurais.

« Une dernière chose, me fit-il alors que je passais la porte. Mon rôle dans cette histoire m’a souvent amené sur le devant de la scène. Pour beaucoup, je suis celui qui s’est dressé pour dire non, celui qui a forcé l’ECM à mettre un genou à terre. »

Il marqua une pause.

« Mais finalement, c’était toi le moteur de tout cela. Sans toi, Albéric, il n’y aurait jamais rien eu. »