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Son sein se gonfla. La voix lui manqua…

– Mais au moins, au nom du ciel! qu’une suffisante escorte…

– Je dois aller vite. Soyez rassurés, tous. La bravoure de ces deux compagnons m’est connue – et j’ai mon vaillant Moreno, dit-elle en flattant le front du genêt. Ah! Reno, ce n’est plus d’une galopade aux bords du Guadalquivir qu’il s’agit!… Allons, maintenant, attendez-moi ici; venez, Elvira…

Elle se dirigea vers une issue donnant sur le chemin de los Anjeles, qui séparait le palais du couvent des franciscains. Les têtes se courbèrent. Les cœurs murmurèrent: Sembla una reyna hermosa…

Il n’y avait qu’à traverser ce chemin presque toujours désert, et on pénétrait dans la chapelle de Saint-François.

La symbolique ogivale y régnait, mais se paraît de l’étincelante robe arabesque. Le gothique était bien son inspiration, mais s’y drapait d’une capricieuse décoration qu’on eût dite empruntée à l’Alhambra: elle était d’un temps où l’art chrétien consentait encore à fraterniser avec l’art arabe, ayant été bâtie vers 1406. C’est en suite d’un vœu que don Ruy Melchior d’Ulloa l’avait édifiée – sous condition que lui et ses descendants y auraient leur tombeau.

Elle se dressait au flanc oriental de l’enceinte, et son portail regardait une avenue intérieure du monastère; mais par une entrée de côté qui restait ouverte de six heures du matin à midi, elle permettait à tout venant d’y entendre la messe ou d’y faire ses dévotions: les pères possédaient dans le cloître une deuxième chapelle plus humble, pour y remplir les devoirs que leur imposait la règle de leur ordre.

Elvira s’arrêta devant le chœur et se prosterna.

Léonor franchit la balustrade et contourna l’autel.

Là, sous l’abside, s’étendait le souterrain où reposaient les Ulloa. L’entrée en était couverte par une grandiose dalle de granit au chevet de laquelle veillait un chevalier de marbre, la tête nue, son casque à ses pieds, les deux gantelets appuyés à la croix de son épée. Sur cette pierre, l’un au-dessous de l’autre, avec la date, l’âge, une brève formule résumant chaque existence, funèbres annales, se suivaient les noms de ceux qui dormaient dans ce caveau, depuis don Ruy Melchior jusqu’à Maria-Elisabeth, épouse du Commandeur don Sanche. On avait commencé à graver une inscription dernière… mais elle n’était pas terminée, et les ciseaux restés là attendaient que l’ouvrier vînt finir de signifier qu’encore un être était descendu dans la nuit… On lisait:

L’an 1539, le 19e jour de novembre

en sa vingtième année

très pure et très pieuse

Reyna-Chris

Et ce fut la vue de ces outils épars sur la dalle, cette inscription inachevée, ce nom tronqué comme une vie qui se brise, ce fut cela qui provoqua la crise de douleur. Léonor tomba à genoux et, la tête enfouie dans ses bras, éperdument, se mit à sangloter.

Debout à quelques pas derrière elle, don Juan Tenorio la contemplait…

Le coup d’épouvante l’avait terrassé d’abord, comme les quatre. Sa force d’expansion vitale et, peut-être son irréductible scepticisme, lui avaient épargné les longs pourparlers avec le délire; le quatrième jour, la fièvre avait abandonné le champ de bataille; le sixième il était debout. Mais, l’esprit encore assiégé de ce qu’il croyait des fantasmes, il se tint au logis, tendit sa volonté à ordonner ses souvenirs et déblayer son imagination.

Du méthodique et lucide travail auquel il se soumit, il résulta que Canniedo, Zafra, Girenna, Veladar avaient résolu sa mort parce qu’ils avaient appris des choses qui, sûrement, d’après tant de précautions qu’il avait prises, eussent dû leur rester à jamais inconnues. Son véritable tourment fut d’établir comment il avait pu se tromper au point que ces précautions vraiment très fortes fussent restées illusoires.

Cet obscur problème le retint deux heures et c’était beaucoup; car, dès longtemps, il s’était imposé d’accepter les événements accomplis en écartant avec vigueur toute envie de rechercher leur origine… à quoi bon poser le pourquoi? Le fait était ou n’était pas. Voici la solution qu’il adopta:

Le fait était que les quatre avaient voulu le tuer… Eh bien, il nia le fait! Il le nia sans appel. Il le biffa. Mais alors… quoi? Eh bien, le xérès et l’alicante expliquaient l’aventure! Dans la réalité, les quatre n’avaient pas dit un mot de Silvia, ni de Christa, ni de Laura, ni de Rosa. Comme d’ordinaire, après une de leurs ivresses, il les avait quittés joyeux et paisibles, pas très sûr ni du lieu ni de l’heure. Il était rentré chez lui, sans trop savoir. Pour une cause ignorée, indifférente d’ailleurs, la fièvre l’avait saisi. La fièvre! C’est la fièvre qui avait inventé les quatre poignards luisants et tremblotants, la pointe dans la table, et les insouciants bons amis s’érigeant en justiciers, en bourreaux, et cette formidable vision, preuve définitive de l’inanité de toute la scène: la table se dressant, marchant sur lui, prise de folie! Est-ce qu’une table peut marcher toute seule ailleurs que dans les rêves? Est-ce qu’une table peut devenir folle?… C’était une suggestion des vins trompeurs, donc tout le reste…

Très bien.

Restait ceci: Christa avait dû venir dans la chapelle de Saint-François. Que pouvait penser Christa? Et que lui pourrait-il dire, lui? Cette question, il l’écarta, tout simplement. Il refusa de se mettre en quête de l’explication qu’il fournirait. Recherche inutile. Jamais il n’avait consenti d’avance à adopter un plan – c’est une chaîne aux mains, un boulet aux pieds. Mais sur l’instant, dans un éclair de génie, créer la manœuvre nécessaire! Inspiré par l’événement, lancer le mot définitif! D’une pensée libre des entraves de la préméditation, laisser jaillir, étincelant, irrésistible, vainqueur du doute, le mensonge sauveur, le sublime mensonge plus vrai que la vérité, l’unique mensonge qui est celui-là même qu’on n’eût pas trouvé si on l’eût cherché!…

Donc, ni l’heure abolie, aussi heureuse ou terrible qu’elle eût été, ni l’heure à venir, aussi espérée ou redoutée qu’elle pût être, ne sollicitaient ni cette tête ni ce cœur: seule la minute présente avait droit à son effort.

Satisfait d’avoir ainsi balayé les scories qui lui encombraient la cervelle, il s’endormit d’un bon sommeil exempt de songes, et, dès le point du jour, plein de force et de gaieté, sûr de lui, sûr de sa chance au jeu de la vie, s’en vint rôder autour du palais Ulloa.

Pour la dixième fois, il parcourait la ruelle de l’Escrimidor et entrait dans le chemin de los Anjeles, patient, certain que l’occasion se présenterait d’elle-même de parler à Christa… Christa! Mais c’est à peine si ce nom se présentait encore à son esprit! Christa! Mais tout ce préparatif d’un mariage glissait, fuyait de son souvenir, s’évanouissait en une lointaine reculée!… Pourtant, c’est bien pour Christa qu’il était là. Il le disait. Il se l’affirmait… Tout à coup, il vit Léonor.

Il ne la connaissait pas. Mais, sans hésitation, il la reconnut… C’était elle!