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Runes, un instant, considéra avec une sombre curiosité cet homme qui avait détruit deux existences. Don Juan détourna les yeux: peut-être avait-il vaguement conscience du crime qu’il avait commis: crime, il est vrai, absous d’avance par les conventions sociales.

Le premier coup de huit heures tinta à l’abbaye, lorsque les deux épées se choquèrent, et ce fut foudroyant: le huitième coup tristement résonnait dans l’air ouaté de brumes, lorsque l’un des deux adversaires s’abattit, rendant le sang à flots par la bouche, tandis que la blessure qui, presque imperceptiblement, trouait le côté gauche de la poitrine, saignait à peine.

C’était le duc de Runes.

La pointe de Juan Tenorio lui avait crevé le cœur.

Il n’eut pas un spasme, pas un frisson, il demeura inerte à jamais.

C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-trois ans périt Henri-François, septième duc de Runes, vrai gentilhomme par l’esprit et le cœur, en pleine jeunesse, en pleine beauté, en pleine félicité.

Il périt uniquement parce que don Juan Tenorio s’était avisé que la duchesse de Runes était une fort jolie femme, d’autant plus précieuse à conquérir qu’elle adorait son mari du plus pur, du plus sincère amour.

Au nombre des morts mentionnées au registre des dames oblates en décembre 1541, nous trouvons celle de Julie-Adélaïde de Fontenac, duchesse de Runes, en religion sœur Sainte-Claire, décédée à la suite d’une maladie de langueur.

Lorsque le duc de Runes fut tombé, don Juan, la pointe de l’épée baissée, attendit une minute qu’il plût à l’un des amis de son adversaire de continuer le combat, comme c’était assez l’habitude. Mais les trois gentilshommes, d’un signe, lui firent comprendre que tout était fini.

Alors il s’habilla, se dirigea vers le cheval que son laquais lui tenait en main à cent pas de là, se mit en selle, rentra dans Paris et, vers dix heures, atteignit l’auberge de la Devinière. Quelques minutes plus tard, il en ressortait à pied, affairé, empressé comme toujours, maugréant on ne sait quelles imprécations contre l’injustice du sort.

Don Juan se dirigeait vers l’hôtel de Loraydan.

Par des ruelles détournées, il évita la partie de la rue du Temple où se trouvait la demeure des Runes. Il l’évita, non par crainte de quelque rencontre désagréable, mais pour s’éviter une émotion qu’il déclarait inutile. Et déjà, dans cet esprit où la vie ne se reflétait qu’en fugitives empreintes, l’image d’Adélaïde s’effaçait. Il faut dire qu’une minute, il avait eu cette pensée d’aller trouver la duchesse, et, à ses pieds, repentant, soumis, tenter quelque impossible consolation. Une lueur de bon sens lui montra ce qu’il y aurait d’odieux en cette démarche.

Il déboucha dans la rue du Temple, tout près du cabaret du Bel-Argent qu’il atteignit bientôt. Et alors il s’arrêta, évoquant soudain la mièvre et petite figure de la ribaude qui ne possédait rien au monde, pas même de nom, puisqu’elle s’appelait tout bonnement la Blonde…

Et don Juan commença de se plaindre.

Il se plaignit. Il jugea qu’il était victime de fatalités acharnées.

Il éprouva le désir de verser quelques pleurs. L’attendrissement le gagna, et, en fin de compte, il décréta que si quelqu’un au monde avait besoin de consolation, c’était lui.

La consolation… cette ribaude?

Qu’importait, en somme? Ribaude ou princesse, la femme qui le tiendrait dans ses bras, à qui il pourrait dire combien malheureux il était, qu’il pourrait émouvoir de sa propre émotion, chez laquelle il pourrait provoquer une douce compassion, oui, la femme qui, en cette heure, mêlerait ses larmes aux siennes serait la digne consolation de sa peine qui seule comptait… Il eut un sourire.

De son pas rapide et léger, il marcha vers le perron du pauvre cabaret, et il s’arrêta court: quatre hommes vêtus de noir en sortaient, quatre porteurs de la prévôté, de ceux que le prévôt envoyait d’office pour enlever les morts trop pauvres pour payer leur enterrement.

Sur leurs épaules, ils portaient un cercueil couvert d’un mauvais drap élimé et troué.

Ils n’étaient que quatre.

Et certes ils suffisaient à la besogne, si maigre, si légère, si fluide était la pauvre créature qui s’en allait de ce monde vers un autre qui, si mauvais, si horrible se trouvât-il, lui serait toujours moins affreux que celui-ci…

C’était la ribaude… c’était la Blonde!…

Étant revenu vers le soir au cabaret du Bel-Argent, poussé par quelque curiosité, et voulant connaître comment était morte la Blonde, voici ce que don Juan apprit. Ces détails, il les eut dans une conversation avec Amélie la Borgnesse qu’il interrogea:

– Monseigneur, lui dit cette fille énormément flattée de l’entretien, lorsque Brisard, le laquais de ce monseigneur comte d’à côté est venu me chercher, vous m’avez donné deux soufflets parce que je n’étais point princesse…

– Oui-da, fit don Juan, et je vais t’en donner autant si tu ne te hâtes de me parler de la Blonde.

– Oui, monseigneur, et vous me donnâtes aussi deux pièces d’or, c’était pour en arriver là. Car justement, la petite Blonde en avait aussi de ces pièces d’or. Maintenant, je comprends. C’était vous qui les lui aviez données. Vous en donnez donc à tout le monde?

Elle sourit largement. Et don Juan lui dit:

– Il te manque trois dents. Prends garde que tout à l’heure il ne t’en manque six.

Elle toisa don Juan, le soupesa du regard, eut un haussement d’épaules, et dit:

– Oh! Vous n’avez pas les poings de Lancelot. N’importe. Voici donc comment la chose s’est faite. La petite Blonde, monseigneur, est morte comme nous mourons toutes. Elle a eu un petit soupir, et c’est tout. J’étais là, je puis vous jurer que c’est la pure vérité. Elle me devait beaucoup d’argent, et pourtant je lui ai laissé sa chemise quand on l’a mise dans la bière, tout le monde vous le dira.

– Et les pièces d’or? gronda don Juan. N’étaient-elles pas suffisantes pour te payer?

– Les pièces d’or? fit-elle étonnée. Mais elle les a emportées.

– Emportées?

– C’est sûr. Emportées, je vous dis. Je ne peux pas mieux dire, pourtant.

– Emportées où? Vilaine ribaude, veux-tu t’expliquer?

– Emportées dans la boîte, dans le cercueil. Ah! vous savez, monseigneur, vous savez donner de l’or et des soufflets comme s’il en pleuvait, mais vous êtes long à comprendre. Tout le monde comprend cela, voyons: la Blonde, en mourant, a emporté ses belles pièces d’or avec elle, dans la fosse, c’est bien simple. Car elle a été à la fosse, la petite Blonde. Vous devez pourtant savoir que la paroisse est riche et possède un cimetière. Ce n’est pas comme Saint-Médard, par exemple, une paroisse de gueux qui n’a qu’un charnier.

Don Juan, une minute, médita sur cette sombre explication où intervenaient des fosses et des charniers, puis:

– Je veux savoir pourquoi elle a emporté cet or…

– C’est elle qui a voulu, monseigneur. Dix minutes avant de tourner de l’œil, elle nous a dit: «Si je meurs, je veux qu’on me laisse ces belles médailles qu’il m’a données.» Elle l’a dit tel que je vous le dis, monseigneur. Nous lui avons donc laissé l’or, puisqu’elle l’avait voulu.