Le temps de s’avancer en s’imposant une marche indifférente qui le faisait grelotter, et il fut dans la chapelle.
Pourquoi? Quelle raison? Pas d’autre que celle-ci: Léonor y était.
L’infaillible, le prompt coup d’œil du maître jugea la situation. Personne dans la nef – si ce n’est, là-bas, tout au fond, une forme noire écroulée sur un prie-Dieu: quelque veuve, sans doute; cela ne comptait pas. Seule, la duègne, devant le chœur, était à éviter. Le glissement de don Juan vers l’autel, derrière lequel sûrement se trouvait Léonor, fut un chef-d’œuvre. Était-il ce pilier? Était-il ce saint de pierre? Était-il cette chaise? Il fut tout cela. Et il fut le silence. Il passa, insaisissable. Au point le plus éloigné de dona Elvira, preste, souple, il enjamba la barrière… La seconde d’après, son regard avide s’abattait sur Léonor… Il balbutia:
– Quoi! Tant de charme en sa virginale attitude!… Quoi! Tant de grâce en la splendeur de ce corps harmonieux!… Quoi! Si belle, si au delà de la beauté supposée par ma misérable imagination!… Est-ce moi qui, à d’autres qu’elle, est-ce moi qui ai pu dire: Je t’aime!… Non, non, mes lèvres ont menti, ma bouche a blasphémé, car voici, oh! voici enfin! voici celle que cherchait mon inquiet amour! La voici! C’est elle! Et je l’aime! Et jamais je n’ai cessé de l’adorer!…
Il ne voyait pas que Léonor pleurait…
Elle pleurait doucement, la crise apaisée. De toute l’ardeur de sa confiance, elle récitait les prières que sa mère, jadis, lui avait apprises; mais tandis que s’égrenait le murmure des mots latins dont le sens, parfois, lui échappait, son cœur parlait à la morte…
La sensation qu’elle était épiée, soudain, l’oppressa.
Le malaise qu’elle en éprouva la fit se retourner: aussitôt elle fut debout… et lui, doucement s’agenouilla!
Elle le regarda…
Ébloui, il ferma les yeux – et dans l’instant les rouvrit, buvant à longs traits le délice de sa contemplation. Elle eut un mouvement de retraite… mais non! Que pas un mot ne frappât cet homme et ne le marquât d’infamie, cela lui sembla un nouvel outrage au nom d’Ulloa! La révolte de sa douleur mettait une flamme dans son regard, une flamme qui le brûlait, lui, et dont il se délectait. Et elle, amèrement, se concentrait en Christa… Christa abusée, flétrie, assassinée. Son front s’empourprait. Et lui, se jurait que jamais incarnat plus suave n’avait coloré plus pur visage. Elle cherchait, ah! vainement, dans sa tête où s’entrechoquaient les pensées, elle cherchait la parole qui fût capable de traduire cet atroce ressentiment dont elle vibrait tout entière comme une lyre trop tendue… impulsivement, elle fit un pas… Il tendit les bras!
Elle vit cela!…
Et ce geste fut le déclenchement. Ce geste, par une obscure association d’idées, elle l’interpréta comme la supplication d’un condamné qui, dans les affres dernières, tente d’implorer sa grâce… Un condamné à mort! Ce terme s’érigea dans son esprit sans qu’elle l’eût appelé, vraiment comme s’il y eût été mis par une volonté qui n’était pas la sienne… et elle parla.
Ce fut étrange. Rigoureusement, elle parla sans savoir ce qu’elle disait. Ses propres paroles ne furent pour elle que des sons. Confusément, il lui parut que ses lèvres étaient devenues le docile instrument d’une intelligence qui échappait à son contrôle. Mais cette impression veillait au plus profond de son être que ces mots, avec une suprême exactitude, énonçaient ce qu’elle aurait voulu exprimer.
Voici ce qu’elle disait:
«Juan Tenorio, vous êtes condamné. Désespéré, maudit, c’est sous la main d’Ulloa que vous succomberez… sous la main glacée du père de Christa… sous l’étreinte du commandeur…»
Elle se détourna alors et se retira; et, certes, jamais souverain juge ayant édicté la sentence de haute justice n’avait pu atteindre à pareille noblesse de maintien et d’allure.
Don Juan, relevé d’un bond, s’élançait… Quelqu’un le saisit violemment au poignet… la forme noire entrevue au fond de la chapelle… Silvia!… L’épouse!
L’imprécation qui gronda sur ses lèvres se brisa net, et un imperceptible tressaillement témoigna seul de son étonnement à reconnaître, en telle minute, l’épouse légitime qu’il croyait à Grenade. Avec douceur, il dégagea son poignet, se pencha sur la main de Silvia et longuement la baisa: on eût dit un amant qui retrouve une maîtresse adorée. Et tout de suite, d’un mouvement de caresse, il souleva le voile, le lui arrangea en arrière.
– Laisse-moi te voir. Laisse-moi t’admirer. Dire que c’est toi! Quelle hâte, Seigneur, j’avais de rentrer à Grenade! Maudite soit cette mission qui me fut confiée de par l’ordre de l’empereur, puisque si longtemps elle m’a séparé de toi! Comment as-tu su mon arrivée à Séville? Et comment savent-elles toujours où est celui qui les adore? Elles savent, voilà tout! Ah! j’ai dû parcourir Castille et Navarre, Estramadoure et Aragon… Silvia est la plus belle, Silvia reste souveraine en mon âme! Mais… mais… pourquoi ces crêpes? Oh! pourquoi ce deuil?
– Le deuil de ton amour, Juan!
Il pâlit. Mais reprenant vite sa gaieté tempérée d’émotion:
– Que dis-tu! Mon amour, par le ciel, mon amour est vivant dans ce cœur qui, loin de toi, ne bat qu’à peine, et à ton seul aspect… Ah! pose la main sur lui et vois comme il se remet à palpiter!
Elle se tint toute droite, sans un geste.
– Quand finiras-tu, dit-elle, quand finiras-tu ta carrière d’imposture? De quel front parles-tu ainsi, et comment espères-tu que je puisse te croire? Malheureuse, je t’aime encore! Malheureuse! Le voudrais-je, que je ne pourrais arracher de moi cet amour que je te garde tel que je te le jurai! Mais ne pense pas que je sois venue implorer une affection dont je te délie. Ce qui m’enchaîne à toi, c’est ma volonté de te sauver, Juan, cette heure est solennelle, et Dieu nous entend. Écoute une pauvre femme dont la triste beauté effacée ne peut plus rien sur toi, mais dont l’âme chrétienne ose espérer et tenter de délivrer la tienne. Sois-en sûr: tu me trouveras entre tes victimes et toi. Tant que je vivrai, autant qu’il sera en mon pouvoir, je t’épargnerai de nouveaux crimes… Tais-toi, tais-toi! tes mensonges en un tel lieu briseraient peut-être le ténu lien de miséricorde qui retient sur ta tête la justice du ciel! Je te suivrai. Partout où tu seras, je serai! Tu doutes? Sache donc que, depuis six mois, je t’ai enveloppé d’un réseau de surveillance. Tes trahisons, je les connais toutes, et chacune d’elles m’a poignardée. Longtemps, j’ai pu espérer que toi-même, à la fin, tu te ferais horreur. Maintenant, c’en est trop. C’est moi qui ai prévenu Christa d’Ulloa! Prévenu Veladar! Prévenu Zafra! Prévenu Canniedo! C’est moi! Mon seul tourment est d’avoir trop tardé à commencer, mais je dois continuer. Tu es au bord de l’abîme, je t’empêcherai d’y rouler, et par là même, je sauverai tant d’infortunées que tu condamnes au désespoir! Frappe-moi donc du coup mortel, si tu veux te libérer de moi! Ou, si tu m’épargnes, arrête, Juan, arrête! Et renonce à meurtrir un cœur qui ne sait plus où trouver la force de souffrir encore!
Il avait écouté tête baissée, tantôt livide d’une vague terreur, tantôt rose d’une sorte de plaisir, parfois tout souriant et parfois agité d’un frisson glacial.
Mais quand elle se tut, il éclata d’un rire frais et sonore.