Nous pouvons maintenant, nous devons laisser Léonor d’Ulloa, serrée de près par Juan Tenorio, s’élancer vers la France, où, bientôt, nous allons la retrouver.
Nous devons, d’un trait rapide, indiquer la marche du Commandeur d’Ulloa vers le destin qui, de loin, le guettait, l’appelait, l’attirait.
Le 10 novembre 1539, Charles-Quint franchit la Bidassoa pour entreprendre cette extraordinaire traversée du royaume, qui sous les yeux du peuple ruiné par les guerres, ne fut qu’une suite d’étincelantes parades et de fêtes que les chroniqueurs du temps nous décrivent avec admiration.
De ce voyage, nous ne retiendrons que ce qui est relatif au Commandeur d’Ulloa, et c’est à ses notes que nous demandons les précisions nécessaires à notre récit.
Trois brefs extraits vont y suffire.
Nous leur laissons leur simplicité qui, lorsqu’on sait de quel drame l’hôtel d’Arronces devait être le théâtre, ce qu’avait été Agnès de Sennecour et quel était le personnage sauvé par d’Ulloa, près de Brantôme, s’illumine de reflets tragiques.
Voici ces extraits:
DE LA 29e NOTE:
Au 24e de novembre. -… Je doute qu’il y ait au monde pays plus riche et plus somptueux en son hospitalité. Ce jour, M. le connétable m’est venu voir et m’a remis des lettres patentes apportées par un messager du roi et par lesquelles ce généreux monarque me fait don et abandon perpétuel d’un logis et ses dépendances faisant partie du domaine royal privé, lequel logis, dénommé hôtel d’Arronces, est sis à Paris, proche le château du Temple.
Voyant combien j’étais touché par cette marque de la royale bienveillance, M. le duc de Montmorency m’a supplié d’user de mon crédit pour faire entendre raison à Sa Majesté l’empereur en ce qui concerne le duché de Milan. Je le lui ai promis, car la demande du roi de France est juste, et l’empereur se doit à lui-même de tenir son engagement au sujet du Milanais.
Sur quoi le connétable m’a serré dans ses bras et s’est mis à me dépeindre l’hôtel d’Arronces, qui est un riche logis autrefois bâti par Louis le douzième. Et il m’a conté que le roi François, voici vingt ans passés, avait donné ce domaine à la demoiselle Agnès de Sennecour qu’il aimait grandement. Mais cette noble dame étant morte sans postérité ni parenté aucune, l’hôtel d’Arronces a ainsi fait retour au roi, qui en dispose maintenant en ma faveur.
Peut-être la vieillesse me fait-elle l’esprit soupçonneux et morose. Mais dans le récit du connétable au sujet des relations du roi et de la demoiselle de Sennecour, j’ai cru deviner des choses qui m’ont donné comme un frisson d’effroi. Et dans les quelques mots embarrassés qu’il m’a dits, touchant la mort de cette infortunée qui, paraît-il, succomba en la fleur de son âge à une désespérance inconnue, il m’a semblé voir je ne sais quoi de sombre et de terrible…
DE LA 37 e NOTE:
Au Ier de décembre. – L’empereur est parti hier de Brantôme, à midi, pour se rendre à Angoulême, où de nobles fêtes lui sont préparées. J’ai dû rester pour visiter en son nom les principaux notables de cette petite cité, qui, sans tant de faste, lui avaient fait le plus touchant accueil. Et Sa Majesté a voulu que je leur laisse à chacun un présent, en souvenir de son passage. En sorte que le jour du 30e de novembre finissait quand j’ai pu, avec mes quatre suivants, quitter Brantôme pour rejoindre l’escorte. Et bientôt la nuit nous a surpris.
Parvenu à environ trois lieues de pays au delà de Brantôme et ayant devant moi, à cinquante pas, sise au bord de la route, une grande maison carrée dont deux fenêtres du bas étaient éclairées, un grand cri en est sorti…
J’ai su ensuite qu’on l’appelle l’auberge de la «Grâce de Dieu», mais qu’en vérité c’est un logis désert, un coupe-gorge où viennent se concerter ces pillards, écorcheurs, anciens arquebusiers licenciés, qui, depuis la paix, infestent ce beau royaume.
Ayant mis pied à terre et étant entrés, nous avons vu deux grands diables de routiers se sauver par l’une des fenêtres; sur quoi mes gens les ont poursuivis, mais sont bientôt revenus sans les avoir rejoints.
Sur le sol de la salle éclairée par une torche de résine, j’ai vu, étendu de son long, la main encore serrée sur la poignée de sa rapière à demi tirée comme s’il n’eût point eu le temps de dégainer, un tout jeune gentilhomme, la poitrine déchirée d’un coup de dague, et cela m’a donné grand’pitié.
Comme il respirait encore, j’ai lavé et bandé la plaie pour retenir le reste de vie qu’il pouvait avoir; et non sans peine, l’avons porté jusqu’au plus proche village où j’ai heurté la porte d’une chaumière dont les gens ont accueilli ce gentilhomme, l’ont mis en un lit, et ont fait diligence pour lui donner des soins, le tout de fort bon cœur.
Voyant qu’il ouvrait les yeux, je lui ai dit qui j’étais, et qu’il pouvait avoir toute confiance en moi au cas où il aurait quelque volonté à exprimer. Il n’a pu me répondre que des choses inintelligibles où j’ai seulement compris qu’il parlait d’un pont, je crois, puis il s’est affaibli.
J’ai pensé que ce malheureux jeune homme ne tarderait pas à trépasser; et, ayant vu dans ses habits qu’il avait été dépouillé de tout son argent, j’ai donné deux ducats d’or à ces bonnes gens pour qu’ils aient soin de l’enterrer chrétiennement, et nous avons poursuivi notre route.
DE LA 43e NOTE:
Au 7e de décembre. – Le gouvernement de Poitiers est venu à notre rencontre escorté de cinq cents gentilshommes portant des équipements dont chacun était une fortune. Et deux mille bourgeois nous ont fait la haie, tous vêtus de satin blanc avec passements d’argent, les pourpoints à boutons d’or et les bonnets de velours tout couverts de pierreries.
Et j’ai eu la grande joie de retrouver en Poitiers le comte Amauri de Loraydan venu du Louvre pour me voir, sur l’ordre du roi. Ce parfait gentilhomme sera près de moi jusqu’à notre entrée dans Paris.
Nous arrêtons ici nos extraits. Nous en savons assez sur la marche du Commandeur d’Ulloa.
En fait, nous savons:
Que le roi de France lui a fait don de l’hôtel d’Arronces, autant pour le remercier de ce qu’il a déjà fait que pour l’inciter à de nouveaux efforts auprès de Charles-Quint.
Que cet hôtel d’Arronces a jadis appartenu à une demoiselle Agnès de Sennecour qui y est morte.
Que le Commandeur, à quelque distance de Brantôme, a donné des soins à un jeune gentilhomme dont il n’a pu tirer aucun renseignement.
Que le Commandeur, à Poitiers, a trouvé le comte Amauri de Loraydan, venu à sa rencontre sur l’ordre de François Ier.
Voilà ce que nous savons.
Et c’est le moment d’appeler sur notre scène certains personnages dont les faits et gestes ont essentiellement concouru à la tragédie qui, après des siècles, palpite encore dans la Légende, poétique reflet de l’Histoire.
IX LA MAISON DU CHEMIN DE LA CORDERIE
Le jour même où Charles-Quint franchit la Bidassoa, c’est-à-dire le 20 novembre, vers le déclin du jour, un cavalier s’approchait rapidement de Paris.
Il semblait avoir à peine atteint sa vingt-quatrième année.