Il portait avec une altière aisance un élégant et riche costume de route. Sa mine était fière, son attitude hautaine, son regard assuré, sa figure belle et régulière. Le poing à la hanche, le manteau claquant au vent, il allait, emporté par le trot cadencé d’un magnifique alezan secouant son écume et levant haut le sabot, il allait, vision de jeunesse et de force, d’opulence et d’orgueil.
Le cheval, soudain, fit un écart; un mendiant, sa besace nouée au bâton sur l’épaule, tenta de se garer, se courba, se rapetissant dans ses loques, ôtant son bonnet dans un geste éperdu d’admiration et de crainte – mais le poitrail le heurta d’un choc violent…
Le cavalier ne baissa pas les yeux sur cette pauvre chose qui rampait parmi les flaques d’eau, cherchant à se relever; et il continua sa route, droit sur la selle, la tête haute, indifférent, dédaigneux, superbe.
Et nul, à voir la froide insouciance de ce visage, l’insolence calme de cette attitude, nul n’eût pu soupçonner le drame qui se jouait dans la pensée de ce grand seigneur aux prises avec le spectre d’une misère honteuse, de cet homme en plein éclat de sa vie, qui tranquillement discutait sa mort.
Car voici ce qu’il se disait, tandis qu’il se redressait, rapide apparition de morgue et de faste… voici:
– Demain, midi sonnant, je dois payer au comte d’Essé huit mille, au baron de Sansac six mille, en tout, si bien je compte, quatorze mille livres perdues sur parole. Demain, midi sonnant, je suis donc un homme sans parole qui ne paye pas ses dettes de jeu, et avant qu’on ne me chasse de la cour, je dois me passer mon épée au travers du corps. Pourquoi attendre à demain?…
Il regardait droit devant lui, fièrement, et, sans un frémissement, songeait:
– Quelques bons coups d’éperon, et j’irais me briser le crâne contre ce mur…
Ses mâchoires se serrèrent. Ses yeux jetèrent un éclair. Il eut un rire terrible.
– Moi! fit-il à haute voix. Le meilleur cavalier de Paris! On rirait trop autour du roi de savoir que je suis mort d’un accident de cheval! Allons! Attendons! Par l’enfer, que la fortune passe donc à ma portée d’ici à demain! Qu’elle passe! Et malheur, malheur, malheur à qui me tombe sous la main!
Il atteignait Paris.
Ayant franchi la porte de Nesle entre ses deux grosses tours mafflues, il s’arrêta un instant et darda un regard de feu sur le Louvre qui, en face, de l’autre côté de l’eau, dressait dans le ciel gris les silhouettes enchevêtrées de ses toits aigus et de ses girouettes. Parvenu sur la rive droite de la Seine par le grand et le petit pont, il gagna la rue du Temple qu’il parcourut dans toute sa longueur, et, à l’angle du chemin de la Corderie, fit halte devant un hôtel dont le portail, aussitôt, lui fut ouvert.
Dans la cour où il pénétra, un valet à sa livrée s’élança pour lui tenir la bride et l’étrier hors montoir. Comme il mettait pied à terre, il aperçut, l’attendant, un laquais portant le hoqueton à fleurs de lis.
– Hé! Champagne, que me veux-tu? s’écria le gentilhomme, soudain affable et souriant.
Le laquais, automatiquement, fit trois pas, s’inclina, et dit:
– M. le valet de chambre du roi informe Votre Seigneurie qu’elle est attendue ce soir à neuf heures par Sa Majesté.
– Tu vois, Champagne, j’arrive à l’instant d’Angoulême. Fais savoir à M. de Bassignac qu’à l’heure dite, je serai au Louvre. Mais vite, donnez-moi des nouvelles du roi!
– Merci bien, monsieur. Sa Majesté est mieux en santé que jamais.
– Ah! que tu me fais plaisir! Et Vulcain?
– Merci bien, monsieur. Le destrier favori de Sa Majesté est en pleine vigueur.
– Bon, cela! Et Fripon?
– Merci bien, monsieur. Le faucon préféré de Sa Majesté tua hier deux hérons dans les marais de Pincour.
– C’est un oiseau bien précieux, Champagne. Et Vesta?
– Merci bien, monsieur. La levrette de Sa Majesté eut la colique, voici trois jours, parce que Mme la duchesse d’Étampes lui donna trop de pâtisserie; mais, grâce à Dieu, ce ne fut qu’une alerte.
– Tu m’as fait frémir, Champagne. Et ce cher ami, Bassignac?
– Merci bien, monsieur. Le valet de la chambre de Sa Majesté est fort bien en cour.
– Oh! que j’en suis aise! Mais, dis-moi, est-ce que le roi m’a fait demander pendant mon absence?
– C’est-à-dire, monsieur, qu’à peine fûtes-vous avec M. le connétable et ce seigneur espagnol, je reçus l’ordre de venir, deux fois par jour, voir à votre hôtel si vous n’étiez pas de retour.
– Tends la main, Champagne.
Deux pièces d’or tombèrent dans cette main tendue, et le laquais affirma:
– Nul, pour la générosité, n’égale le comte Amauri de Loraydan.
Le comte de Loraydan regardait s’éloigner le laquais royal, et songeait:
– C’est le fond de mon escarcelle qu’il emporte! Ce mendiant que je heurtai sur la route est maintenant plus riche que moi. Et ce roi, ce roi égoïste, ce roi féroce qui ne s’inquiète même pas de savoir par quel miracle je puis encore paraître en son Louvre! Demain, que faire?… Que devenir?
La sueur de l’angoisse perla à ses tempes. En une soudaine évocation, il se vit étendu dans du sang, la poitrine trouée. Il frissonna. Mais secouant rudement la tête:
– S’il faut en venir là, ma main ne tremblera pas!… Mais tout n’est pas perdu encore… J’ai une nuit devant moi!… Et d’abord, qui sait si ce misérable usurier de Turquand… Une fois encore… essayons!
Sans pénétrer dans l’hôtel, sans repos après la dure étape de la journée, il s’élança et suivit le chemin de la Corderie, voie inachevée, qu’une vingtaine de constructions espacées bordaient au midi tandis que l’autre côté n’était encore occupé que par des clôtures. À cinq cents toises du portail Loraydan et sur le même bord, s’élevait une demeure de bonne apparence, connue sous le nom de logis Turquand.
Face à ce logis, sur la bordure septentrionale du chemin, une muraille était percée d’une fort belle grille en fer forgé au travers de laquelle se voyait une large allée de tilleuls, et au fond, un massif bâtiment d’aspect seigneuriaclass="underline" mais, inhabité, fermé, il avait ce visage muet et pensif des maisons qui ont quelque secret à garder… quelque remords peut-être.
On l’appelait l’hôtel d’Arronces.
Jusqu’à ce jour, quand le comte de Loraydan avait eu besoin de messire Turquand, il l’avait fait venir en son hôteclass="underline" honorer de sa présence la demeure d’un usurier lui eût semblé une déchéance. Mais le temps pressait! Pour l’orgueil comme pour la vertu, il faut avoir le temps et les moyens…
Dans ce logis Turquand où il venait pour la première fois, Amauri de Loraydan fit son entrée en duc féodal visitant un vassal; introduit dans la salle d’honneur, il ne jeta pas un regard sur les choses somptueuses qui l’entouraient, tapis maures, meubles précieux, objets d’art, qui révélaient à la fois la richesse et le goût du maître.
Messire Turquand apparut, s’approcha du comte et le salua avec déférence.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de haute taille, vêtu de velours noir.
Il était vigoureux d’aspect, imposant de physionomie, avec un visage où éclatait une claire intelligence, des attitudes où se révélait cette dignité qui distinguait les opulents bourgeois de l’époque, mais…