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Mais il y avait une tare inguérissable à cet esprit, un mal rongeur, une lèpre dévorante:

Messire Turquand voulait être de la noblesse!

Orfèvre célèbre, cette personnalité qu’il avait créée avec du travail, de la patience, du talent, il rêvait ardemment de la noyer dans le flot trouble de la seigneurie. C’était le tourment de sa vie.

– Monsieur le comte, dit-il, c’est un grand honneur que vous faites à ma maison…

– Messire Turquand, dit le comte, pouvez-vous me donner de l’argent?

– C’est impossible, répondit Turquand.

Loraydan reçut le mot comme une balle dans la poitrine. Mais il se raidit et d’une voix calme:

– Ces trente mille livres que vous m’avez remises la veille de mon départ, vous avez eu le tort de me les envoyer en or, de sorte que j’ai pu les emporter en mon voyage. À mon retour, un gentilhomme d’Orléans me les a gagnées aux dés. Je n’ai payé ni Essé, ni Sansac. Le délai de ma parole à ces messieurs expire demain à midi. Messire, prêtez-moi vingt mille livres…

– C’est impossible, dit Turquand.

Loraydan était blême. Ses yeux devinrent vitreux. Mais sa voix continua d’être ferme:

– Tous les usuriers de Paris m’ont fermé leurs portes. Je n’ai pas un écu. Demain, à midi, je serai un homme déshonoré et je me tuerai. Messire, prêtez-moi quinze mille livres…

– C’est impossible, dit Turquand.

Loraydan se sentit chanceler. Un peu de mousse parut au coin de ses lèvres. Il râla:

– Messire Turquand, vous m’assassinez. C’est sur vous que retombera mon sang.

Turquand se pencha sur Loraydan, et, avec un sourire contraint, la figure bouleversée d’inquiétude comme s’il eût été, lui, le solliciteur:

– Seigneur comte, dit-il lentement, accordez-moi ce que, par deux fois déjà, je vous ai demandé, oui, accordez-moi cette immense faveur, et je vous laisse, à pleines mains, puiser dans mes coffres…

– Que m’avez-vous demandé? fit le grand seigneur en essuyant son front ruisselant. Ah! j’y suis: d’épouser votre fille!… C’est trop cher, messire, l’usure est un peu forte. J’aime mieux périr de cette main que voici, d’un bon coup de dague au cœur, que de lentement mourir sous les rires. On voit bien que vous ne connaissez pas le Louvre, et l’accueil qu’on y ferait au gentilhomme qui aurait vendu son nom. Messire, on emprunte sur ses terres ou ses meubles, on n’emprunte pas sur son blason… Loraydan ne peut épouser la fille d’un usurier!

Turquand se redressa, un peu pâle, et, avec une tranquille fierté:

– La fille d’un maître ciseleur réputé dans Paris!… Monsieur le comte, quand, il y a quatre ans, vous m’appelâtes pour la première fois, j’acceptai sans la discuter l’estimation que vous fîtes de votre hôtel et ses meubles: trois cent mille livres. Or qu’étiez-vous pour moi? Une espérance: je rêvais ma fille comtesse, je l’imaginais au rang que lui assignent son esprit et son cœur. Ce rêve, seigneur, vous le brisez…

– Oui! fit le comte d’un accent de dédain qui atteignait au mépris. N’espérez jamais cela!

– Je n’espère plus!… Que devenez-vous, dès lors? Comme MM. de Maugency, d’Essé, de Sansac, et autres: un emprunteur. En sommes diverses, je vous ai remis quatre cent mille livres…

– Quatre cent mille! gronda Loraydan avec une intention d’insulte. Comment? Je veux savoir!

Turquand frappa sur un timbre. Une jeune fille se montra dans l’encadrement d’une porte.

– Au fond de mon bénitier, tu trouveras la clef de mon tiroir secret, dit le ciseleur d’un ton bref. Dans le tiroir, il y a un cahier relié. Apporte-le-moi à l’instant. – Votre Seigneurie en croira du moins ses nobles signatures!

Deux minutes de silence, – et la jeune fille reparut, s’avança vers la table près de laquelle étaient assis les deux hommes. Le comte de Loraydan, alors, leva la tête, et la vit.

Il la vit!…

Et il lui parut qu’un événement énorme venait de s’accomplir, et que le monde, soudain, prenait sa vraie signification; sa situation désespérée, sa dette écrasante, sa résolution de suicide ne lui furent plus que ces images futiles et fuyantes; la réalité de l’univers se concrétisa en cette apparition adorablement blonde où le bleu profond des yeux mettait des reflets de ciel matinal… il se leva, interdit, se courba, sans savoir ce qu’il faisait, s’inclina comme on adore… Messire Turquand tressaillit violemment, – et d’une voix qui tremblait un peu, présenta:

– Ma fille Bérengère…

X AMAURI ET BÉRENGÈRE

L’histoire de Bérengère tient dans ces mots: depuis six mois, elle aime Amauri de Loraydan… Un jour que le roi est passé rue du Temple avec sa brillante cavalcade, elle a vu le comte. Et cela a suffi. Deux fois, depuis, le hasard le lui a montré. Elle l’aime en secret, sachant la distance qui la sépare de ce puissant seigneur. Et rendons cette justice à Turquand, que jamais, devant sa fille, il n’a prononcé le nom de Loraydan. Elle aime donc sans le dire. Ce qu’il en adviendra, elle ne cherche pas à le prévoir. C’est simplement, au fond de son cœur, une imprécise attente. Elle aime, voilà tout.

Instantané avait été cet amour très pur… instantanée a été la passion du comte.

Le premier regard a tout fait. Comment? Vaine recherche, illusoire débat. C’est une forme des naissances de l’amour aussi commune que les lentes cristallisations de sentiments…

Bérengère est un ange, Loraydan une bête féroce, et ces deux êtres s’aiment.

Oh! nous savons bien que c’est là une banale aventure. Ce drame, chacun de nous, autour de soi, a pu l’observer: homme ou femme, il y a une victime. Toute la question est de savoir si le destin, dramaturge infiniment varié parce qu’il se désintéresse de ses acteurs, terminera son dernier acte sur un éclat de rire ou un hurlement de douleur…

Entré au logis Turquand à quatre heures, il en est sept quand le comte en sort. Sa pensée:

– C’est juré. C’est écrit. C’est signé de mon nom: Bérengère sera ma femme! Et qu’importe ce qu’on en pourra dire? Pourrais-je me détacher d’elle? Quelle ivresse! Et quel éblouissement! Comment ai-je pu, jusqu’à ce jour, vivre sans elle?

Aux bras de son père, Bérengère pleure doucement; elle murmure une foule de choses qu’elle ne s’est jamais dites, qui la bouleversent d’un étonnement charmé, parmi lesquelles, toujours, reviennent les mêmes mots:

– Est-ce possible? C’est vrai? C’est bien vrai? Il m’aime? Je serai sa femme? Il l’a dit?…

Lentement, le comte de Loraydan suit le chemin de la Corderie; pour atteindre son hôtel, il faut dix minutes: il y met plus d’une heure… La fièvre tombe… l’enivrement se dissipe… il songe:

– Deux millions! Turquand l’a écrit et signé: Bérengère aura deux millions de dot! Pour commencer, cent mille livres en or seront demain chez moi! Deux millions! Quelle arme dans mes mains!… Mais… si je suis forcé de quitter la cour? Enfer! J’entends déjà ce roi fourbe me dire en ricanant que le Louvre n’est pas une retraite pour filles d’usuriers!…

Et Turquand s’ingénie à calmer son enfant. Il rit. Il exulte. Encore et encore, il refait le récit de la demande: