– Si Votre Majesté le veut, je repartirai demain matin.
– Non! repose-toi trois jours. Mais pas plus. Puis, tu gagneras Poitiers et tu y attendras l’arrivée de l’empereur. De Poitiers à Paris, tu auras tout le temps voulu pour achever ce que tu as commencé. Et songe que toi-même… je ne t’ai jamais rien donné parce que je te sais riche…
– Oh! sire, ma fortune ne dépasse pas deux millions!… Mais elle m’est suffisante, et je ne demande à Votre Majesté que la gloire de la servir…
– Oui, je sais ton dévouement, ton désintéressement. Deux millions! Je te savais riche, mais pas à ce point. N’importe, si tu réussis, Loraydan, je te donne, à la cour, la charge que tu demanderas, aussi importante qu’elle puisse être…
Le comte de Loraydan se courba, autant pour remercier que pour cacher sa joie terrible.
– La fortune! rugit-il en lui-même. Est-ce enfin la fortune!… Les millions de Bérengère!… Une charge à la cour!… Je deviens l’un des rois de Paris…
– Donc, continua François Ier, tu repars dans trois jours, et vas t’embusquer à Poitiers pour achever la séduction de ce vieux fou. Ha! ajouta-t-il en reprenant sa gaîté, il fallait voir, au Louvre, ses airs effarouchés, à cause de cette pauvre duchesse (Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier. Le royal adultère était officiel et installé au Louvre. Nul n’y voyait matière à scandale)… n’est-ce pas, Maugency?
– J’avoue, dit le gentilhomme, que l’attitude de M. d’Ulloa ne m’a pas donné à rire.
– Oh! toi, tu es pour la vertu, et tu es de l’ancien temps. Soyons jeune, mort diable! et vivons la vie! Tu vieillis, Maugency, tu vieillis… au fait, quel âge as-tu?
– Quarante-cinq ans, Sire: c’est de la jeunesse, puisque c’est l’âge même de Votre Majesté!
– Bon! À ton compte, j’aurais quarante-cinq ans? Ce n’est pas possible!… Mais voilà assez parlé de futiles affaires. Songeons un peu à la chose sérieuse entre toutes… au plaisir! Je vous emmène tous les deux.
– Où allons-nous, sire?
– Près d’ici. Et d’abord, à l’hôtel d’Arronces. Depuis que je l’ai donné au Commandeur d’Ulloa, j’éprouve je ne sais quel désir de le revoir… j’y ai laissé un peu de ma jeunesse… tu en étais, Maugency… tu te souviens?
– Oui, sire. C’est là qu’est morte la pauvre Agnès de Sennecour…
– Allons! dit brusquement le roi.
– À l’hôtel d’Arronces! rêva Loraydan. Je verrai la maison où dort Bérengère!…
Les trois gentilshommes sortirent de l’hôtel Loraydan. Le ciel était constellé et la nuit en était confusément éclairée. Il n’était guère que neuf heures. Mais le chemin de la Corderie était désert…
Comme ils approchaient, ils virent deux hommes immobiles, accotés à la grille que nous avons signalée.
– Deux truands! dit le comte de Loraydan.
– Non, fit Maugency, de qui la vue était perçante, deux gentilshommes. L’un d’eux, à sa tournure, me paraît jeune. L’autre peut avoir mon âge.
– Que font-ils là? pensa furieusement Loraydan. Oui, je vois. L’un de ces deux misérables est jeune. C’est pour Bérengère qu’il est venu! Enfer! Qui sait si… Holà, messieurs!… cria-t-il.
Les deux inconnus tressaillirent et semblèrent apercevoir alors seulement les trois gentilshommes arrêtés à quelques pas de la grille.
– Que désirez-vous, messieurs? demanda poliment le plus âgé.
– Nous désirons que vous vous en alliez! répondit Loraydan.
– Oh!… Et pourquoi?…
– Parce que vous nous gênez!
– Loraydan! Loraydan! murmura Maugency.
Le comte frissonna. La jalousie le mordait au cœur. Un flot de sang monta à sa tête. L’insulte jaillit.
– Eh! ne vois-tu pas que ce sont ici deux nocturnes coupe-jarrets!
– Vous dites? demanda une voix cinglante, et le plus jeune des inconnus se dressa devant Loraydan.
– Je dis, bégaya le comte, je dis qu’à des drôles de votre espèce…
Il n’acheva pas. La main du jeune homme se leva, partit, s’abattit, le soufflet claqua. Au même instant, les épées sortirent des fourreaux, Loraydan, râlant de convulsives paroles de honte et de rage, l’autre, calme, ramassé, prêt à la riposte… Maugency, d’un geste, écarta les rapières, se plaça entre deux adversaires:
– Comte, je prends pour moi la moitié de l’outrage, mais j’aime à voir au soleil le sang que je répands. Si ces messieurs nous disent qui ils sont, demain matin, ici même…
– Oui! oui! Demain matin! Au grand jour! gronda Loraydan. Si Bérengère le connaît, songea-t-il, si elle l’aime… elle verra! oui! elle verra comment meurent ceux qui se placent sur mon chemin! Malheur à lui! Et malheur à elle!…
Le roi s’était reculé et assistait impassible à cette scène. Maugency continua avec fermeté:
– Messieurs, je suis le baron Roland de Maugency, et voici le comte Amauri de Loraydan. Et vous?
– Mon nom est Philippe de Ponthus, dit froidement le plus âgé des inconnus, et voici mon fils: Clother, sire de Ponthus.
– Ponthus? tressaillit Maugency.
– Ponthus. Je vous connais, Maugency. Et vous me connaissez. Tous deux, ici, jadis, mais pour des besognes différentes, nous nous rencontrâmes près de celle qui mourut en cet hôtel. Il paraît que notre destinée était de nous battre encore aux abords de l’hôtel d’Arronces…
– Monsieur de Ponthus, laissons le passé. Je vous tiens pour un loyal gentilhomme. Il me suffira donc que vous acceptiez de vous trouver devant cette grille demain matin.
– Nous acceptons!… Nous serons ici à huit heures du matin… Cela vous convient-il?
– L’heure est excellente. Je vous aurai pour adversaire. Et mon ami Loraydan aura l’honneur de se mesurer avec Monsieur votre fils. Nous aurons, n’est-ce pas, rapière et miséricorde?
– À merveille. Bonsoir, messieurs, et à demain huit heures!
Philippe et Clother de Ponthus saluèrent et se retirèrent. Bientôt, leurs deux ombres s’évanouirent dans la nuit. Loraydan mâchonnait de sourdes insultes. Roland de Maugency, pensif, baissait la tête.
– Je ne savais pas, murmurait-il, je ne savais pas que Philippe de Ponthus eût un fils…
Le roi se rapprocha et le toucha à l’épaule. Maugency eut un violent sursaut.
– Voilà une rencontre, dit François Ier en riant. N’est-ce pas ce Ponthus qui, un jour, derrière cet hôtel…
– Oui, sire… Il y eut coup fourré. Nous nous touchâmes et tombâmes ensemble. Il y a de cela vingt ans passé, continua Maugency rêveur. C’était la veille même de la mort d’Agnès de Sennecour…
Loraydan, tourné vers le logis Turquand qu’il contemplait ardemment et dont il se rapprochait peu à peu, ne prêtait aucune attention à ces paroles et même ne les entendait pas. Le roi était placé près de la grille, et d’une voix bouleversée par l’émotion:
– Voici donc l’hôtel d’Arronces!… Demeure bénie, combien douces furent les heures que je passai sous ton toit!… Vieux tilleuls, je vous reconnais, et il me semble que je vois encore ma chère Agnès se promener lentement sous vos ombrages. Ah! jeunesse, ô ma jeunesse, où êtes-vous? Heures de charme et de poésie, pourquoi, si tôt, vous êtes-vous envolées?… Hélas! Je te regarde, antique hôtel, je te regarde avec les mêmes yeux que j’avais alors, et je ne vois plus qu’un fantôme blanc qui me dit: «Sire, vous m’avez trompée, et j’en meurs!»