– Je ne l’entends pas ainsi, dit gravement Charles-Quint. Le service que vous venez de rendre à l’empire est de ceux qui veulent qu’éclatante et publique soit la récompense. Or… est-ce que vous n’avez pas deux enfants?…
– Deux filles, Majesté: ma raison de vivre encore depuis que la marquise d’Ulloa est allée reprendre sa place parmi les anges de Dieu.
– Oui… je sais combien elle vous fut chère et je sais combien vous aimez les deux filles qu’elle vous a laissées. Mais, dites-moi, elles sont en âge d’être pourvues, je crois?… Et belles, m’assure-t-on?
Le commandeur parut alors tout à fait oublier cette terreur qui l’avait opprimé.
Un sourire de fierté paternelle illumina ses traits.
– Reyna-Christa, dit-il, a vingt ans, Léonor en a dix-huit. Et quant à leur beauté, sire, à Séville, on les appelle les deux roses du jardin d’Andalousie…
– C’est bien, fit l’empereur avec une sorte d’attendrissement. Trouvez-leur des maris dignes d’elles. Mais aux filles de celui qui vient de mener à bien une telle mission, de gagner une telle bataille, messieurs, à de telles filles, dis-je, il faut une dot princière: ne vous en inquiétez pas, Ulloa, ce sera à l’État d’y pourvoir.
Il y eut dans l’escorte un murmure d’admiration.
Ulloa se courba, le cœur ému et joyeux: Commandeur d’une opulente province. Il était resté pauvre à la source de la fortune – pauvreté relative, d’ailleurs, qui, si elle avait pu jusqu’alors rendre assez difficile l’établissement de ses filles, ne l’empêchait pas, du moins, de paraître avec honneur dans les fonctions de sa charge.
– Sire, dit-il, votre impériale munificence me soulage du plus cruel souci de mes vieux ans, et c’est de toute mon âme paternelle que je remercie votre généreuse Majesté. Quant à des maris… pour Reyna-Christa, mon choix était déjà fait, sauf l’agrément de ma fille. Pour Léonor, sire, si l’empereur n’y voit pas d’obstacle…
– Eh bien?… Parlez sans crainte…
– Eh bien! sire, j’ai songé en revenant, le long de la route… j’ai songé que cet accompli gentilhomme dont je vous ai parlé… oui, j’ai entrevu que, peut-être, Amauri de Loraydan… mais c’est un Français!…
– Au contraire! dit Charles-Quint d’un accent chaleureux. Je serai satisfait de voir des unions entre Espagnols et Français! Votre pensée m’est agréable, Ulloa: elle est politique, elle sert mes desseins, et si vous croyez que Loraydan convienne à votre fille Léonor…
– Ah! sire, j’en ai le ferme pressentiment, le bonheur de ma fille est là!
– Je me charge de faire ce mariage, Ulloa! Vous avez ma parole: votre Léonor, dotée par moi, épousera Amauri de Loraydan. Et, quant à l’avenir de ce digne gentilhomme, je m’en charge.
– Je suis vieux, sire… S’il m’arrivait malheur…
– C’est dès notre arrivée à Paris que j’arrangerai tout cela, rassurez-vous. Et même, si le ciel, d’ici là, vous enlevait à notre affection, soyez encore rassuré: plus que jamais, je me croirais obligé de tenir ma parole en ce qui concerne le mariage de votre chère Léonor avec le sire de Loraydan. Et maintenant, en route, ajouta joyeusement l’empereur.
Mais, dans le même moment, Ulloa, vers le ciel, vers ce même point précis du ciel, leva un regard qui était effrayant de son propre effroi, un regard qu’emplissait le farouche effarement du mystère.
– Sire!… messieurs!… écoutez!… bégaya-t-il de cette voix bizarre, sèche et saccadée qu’on a dans les rêves de fièvre.
– Ulloa! Ulloa! Quel vertige vous saisit? s’exclama Charles-Quint.
– La peur, sire! Je sais aujourd’hui ce qu’on appelle la peur! La peur est sur moi!
Le Commandeur écoutait, ou semblait écouter… mais quoi? Le silence qui pesait sur la côte s’était fait plus lourd… Qu’est-ce que don Sanche d’Ulloa pouvait bien écouter dans ce silence où il n’y avait rien… rien que le battement d’ailes de deux vautours dont l’envol presque aussitôt se perdit dans l’espace?
– Fini! dit-il tout à coup dans un soupir. C’est fini… La voix… la voix morte… la voix s’est tue!
Tous, avec une surprise attristée, considéraient Ulloa, et la même pensée leur venait. L’un de ces gentilshommes, furtivement, se toucha le front.
– Non, ce n’est pas de la démence! dit le Commandeur avec une dignité solennelle. Que cet appel vous ait échappé, nobles seigneurs, voilà qui dépasse mon imagination; mais moi, je jure que j’ai entendu!
– Vaine illusion de votre esprit fatigué, mon brave Ulloa.
– Réalité, sire! Réalité d’autant plus indéniable que là, à l’instant même, j’ai reconnu la voix qui m’appelle. Ah! comprenez-moi! Je suis appelé, je dis bien appelé!… Appelé par quelqu’un qui implore mon aide… et je sais qui m’appelle!
– Eh bien! qui est-ce? murmura Charles-Quint, emporté par une curiosité dont il n’était plus maître.
– Ma fille aînée, sire!… C’est Reyna-Christa qui crie au secours!
– Mais, mais!… De par les saints, vos enfants sont à Séville, à deux cents bonnes lieues d’ici!
– Je sais que cela peut paraître inconcevable. Mais cela est!
Lentement, don Sanche d’Ulloa se signa. Les seigneurs de l’escorte se regardaient frappés d’étonnement. Tout se taisait sur la terre et dans l’air. Le mystère planait.
L’empereur s’arracha à cette dangereuse rêverie qui se saisit des hommes les plus forts, lorsque, par un insigne hasard, ils en viennent à côtoyer un instant les gouffres de l’inconnaissable.
– N’y pensons plus, dit-il. Un homme tel que vous, Ulloa, doit repousser avec mépris ces songes creux que, demain, le grand soleil aura dissipés comme les fumées de ce fleuve. Je veux vous avoir près de moi pendant toute la traversée de la France, et prétends vous faire oublier…
D’un geste impulsif, Ulloa interrompit l’empereur.
– Sire, dit-il, je suis appelé. Il y a un malheur sur ma maison. Sans perdre une minute, je dois retourner à Séville. Daigne donc Votre Majesté m’accorder mon congé!
Charles-Quint fronça le sourcil. La présence à ses côtés du Commandeur, à qui le connétable de Montmorency et le roi François témoignaient une franche amitié, c’était sa sauvegarde!
– Votre congé! dit-il durement. Quand vous savez combien j’ai besoin de vous!
– Sire, par grâce et merci, laissez-moi aller au secours de mon enfant!
– Eh quoi! Pour une telle chimère! En un pareil moment!… Reprenez votre bon sens, commandeur!
– Sire, je dois partir. Il le faut!
– Ha! gronda l’empereur, voilà ce glorieux survivant d’Aversa et de Pavie!
– Sire! Sire! Mon congé! éclata Ulloa dans une explosion de détresse.
Charles-Quint se redressa dédaigneusement. Un sourire de froide cruauté plissa ses lèvres.
– Votre congé?… Vous l’avez!… Courez à Séville, tandis que nous courons aux arquebuses flamandes, si toutefois nous échappons au poison ou au poignard que nous réserve peut-être votre ami le connétable. Allez. Rien ne vous force à exposer votre vie comme nous – nous qui n’avons entendu qu’une voix: celle de l’honneur!