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Clother cheminait donc vers Brantôme.

Il se sentait affreusement triste; parfois une larme venait gonfler sa paupière et roulait sur sa joue, toute brûlante… Il pleurait son père… Il était aux prises avec la première douleur de sa vie.

Amauri de Loraydan était l’une des innombrables bêtes féroces qui, toujours, ont infesté le monde.

Clother était ce que la nomenclature moderne appelle un sentimental.

C’était un cœur, un de ces cœurs en qui palpite une jeunesse qui, dans la suite de l’âge, survit à la ruine du corps. Ce qu’il y a d’amour et de pitié en suspension dans l’atmosphère de la vie se condense sur ces cœurs prédestinés…

Clother cheminait sans s’apercevoir que Loraydan le suivait à distance – en route pour Poitiers où, selon l’ordre du roi, il allait attendre le Commandeur Ulloa. Ce n’est pas par suite d’un calcul que Loraydan avait quitté Paris en même temps et par la même porte que Clother: le hasard avait arrangé cette affaire… comme il en arrange tant! D’après ses instructions, Loraydan devait faire halte à Poitiers et y attendre l’arrivée de Charles-Quint… Il ne s’y arrêta point.

Pourquoi? Pourquoi continua-t-il la même route que Clother? Il n’eût su le dire. Il n’avait aucun projet… La haine le poussait, voilà tout. Le 30 novembre, dans la matinée, Clother arriva en vue de Ponthus, et, abandonnant la grand’route, se dirigea vers le castel. Loraydan s’embusqua au coin d’une butte, et, d’un sombre regard, accompagna Clother qui trottait sur le chemin de traverse conduisant à Ponthus.

Maintenant, donc, nous avons à noter l’attitude de ces deux hommes qu’en cette journée du 30 novembre le destin disposa dans son jeu de façon à exercer une double influence sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa, comme un joueur d’échecs pousse deux pièces en vue de la combinaison finale… Évidemment, il est toujours facile d’établir après coup la filiation des événements passés. Aussi n’avons-nous pas la prétention d’indiquer que le drame don Juan-Léonor est issu de la rencontre Loraydan-Ponthus. Ce que nous pouvons assurer c’est que, si, le 30 novembre, Loraydan n’avait pas suivi Clother jusqu’au chemin de Ponthus, le drame don Juan-Léonor se fût présenté tout autre qu’il n’a été dans la réalité…

Loraydan d’abord:

Arrêté au détour de cette butte, il suivait Clother d’un œil mauvais et songeait:

– Où va-t-il? Aurait-il quitté Paris pour toujours?… En ce cas, il aurait vie sauve…

Clother disparu, enfin, Loraydan eut un long soupir et durant de lentes minutes se demanda s’il n’allait pas prendre, lui aussi, ce chemin de traverse. Mais à quelles fins? La pensée d’une nouvelle provocation ne lui venait pas… Il entra en l’une de ces rêveries où les projets s’échafaudent et se démolissent d’eux-mêmes…

– Certainement, pour un millier de livres, nous nous chargerions bien d’attendre à quelque détour de route le joli cavalier qui vient de passer là… et de l’expédier tout doucement, sans trop le faire crier. Qu’en dis-tu, Bel-Argent? Réponds franchement: mille livres pour telle besogne, serait-ce trop?

– Franchement, ce serait pour rien. Moi je demanderais deux mille livres, puisque nous sommes deux.

– Non, non, Bel-Argent, ce serait trop. Mille suffisent. Je t’ai toujours reproché ta gourmandise.

– Et moi, Jean Poterne, je te reproche ta générosité qui nous mettra sur la paille…

Au premier mot de cette étrange conversation venant le frapper dans le profond silence de cette solitude, le comte de Loraydan avait eu le violent sursaut du malfaiteur pris sur le fait. Il comprit instantanément que les êtres quelconques qui s’entretenaient ainsi avaient dû lire sur son visage la haine qu’il portait à Clother.

Il se fit impassible, tourna légèrement la tête, et, à dix pas de lui, dans un fossé, à demi cachés par des ronces, vit deux hommes assis face à face, deux sortes de truands. Un flacon de cuir était posé entre eux, et chacun, à son tour, en prenait une lampée. Ni l’un ni l’autre ne semblait voir Loraydan. Gravement, ils continuaient de discuter si le meurtre de Clother pouvait valoir moins ou plus de mille livres. Finalement, ils tombèrent d’accord à douze cents livres – et ils se turent.

– Dites-moi, l’ami, fit Loraydan, qu’est-ce que ce castel dont je vois les deux tours?

Celui qui s’appelait Jean Poterne parut apercevoir le comte pour la première fois, feignit un prodigieux étonnement, se leva avec précipitation, et s’approcha en multipliant les salutations.

– Monseigneur, dit-il, c’est Ponthus, la seigneurie de Philippe de Ponthus…

– Le domaine de Ponthus! tressaillait Loraydan. C’est donc pour venir en sa terre qu’il a quitté Paris?… Que vient-il y faire?… Son père est mort, certainement, car je l’ai vu expirant du coup d’épée de Maugency… Va-t-il donc, maintenant, s’établir ici?… Oh! si cela était!… Mais non! Sans doute, bientôt, il va rentrer à Paris… Il faut… Qu’est-ce que ce Philippe de Ponthus? demanda-t-il d’une voix indifférente.

– Un digne seigneur qui, dit-on, a eu des chagrins. On ne le voit guère à Ponthus. En ces deux derniers ans, il n’y est venu que trois fois. Et toujours accompagné de son fils… Aujourd’hui, le fils vient seul… Je voudrais bien savoir pourquoi…

– Le fils?… Quel fils?

– Ce gentilhomme qui vient de passer sur le chemin. Eh quoi, vous ne l’avez pas vu?… Un brave, assure-t-on… Mais j’en sais de plus braves qui, s’il le fallait…

– Ce serait douze cents livres, pas moins! trancha Bel-Argent avec une sorte de candeur terrible.

Jean Poterne le foudroya du regard.

– Qu’est-ce que ce clocher, là-bas, à l’horizon? demanda Loraydan toujours indifférent.

– C’est Brantôme, monseigneur. Une fort jolie ville. Mais les gens laissent toujours leur bourse à la maison quand ils sortent…

– Des ladres, dit Bel-Argent avec dédain.

– Et à la nuit tombante se barricadent, ajouta Jean Poterne.

– Des poltrons! acheva Bel-Argent.

L’effrayant débat se poursuivait dans l’esprit de Loraydan. Son regard, de côté, d’une mince coulée, jugeait les deux malandrins de grande route… Bel-Argent n’avait pas l’air bien terrible… mais, de toute évidence, on pouvait faire confiance au chef. Jean Poterne, figure intelligente, audacieuse et mauvaise, œil dur, mains énormes de meurtrier.

Une bouffée de chaleur montait au front de Loraydan, puis il serrait son manteau à ses épaules comme s’il eût eu grand froid… Il en était à son premier crime.

– Comment feriez-vous?

– Cela nous regarde, dit Jean Poterne.

– Quand?

– Sous trois jours au plus!

Ils ne se dirent plus rien. Loraydan se redressa, livide. C’était fait. Il était maintenant dans le crime. Quelques moments, il demeura immobile, les yeux fixés sur les tours de Ponthus. Puis, froidement, méthodiquement, déboucla les courroies de l’une des fontes de sa selle, et l’ouvrit. Jean Poterne et Bel-Argent s’immobilisèrent, pétrifiés: ils entendaient sonner l’or!… Sur un signe de Loraydan, Jean Poterne tendit son bonnet et le comte y laissa tomber la somme qui, avec une rapidité fantastique, disparut, nul n’aurait su dire où, excepté toutefois Bel-Argent qui surveillait l’opération d’un œil impossible à tromper.