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– Ma mère!…

Ce mot, maintes fois, dans cette journée, il l’avait répété. Ah! c’est qu’une ardente curiosité s’emparait de lui peu à peu. Cette mère inconnue, il voulait savoir qui elle avait été; il voulait connaître ce nom et cette histoire que lui promettait la lettre, il voulait contempler ce portrait que Philippe de Ponthus avait pieusement enfermé dans la cassette de fer…

– Seigneur, se décida Agénor, il se fait tard, et déjà voici la nuit…

Clother l’entendit, redressa la tête, et se leva.

– Seigneur de Ponthus, continua Agénor, ne daignerez-vous pas faire honneur au repas que nous vous avons préparé?

– Mais oui, mon bon Agénor, dit Clother avec une sorte de gaieté nerveuse, d’autant que j’ai grand appétit, n’ayant rien pris depuis ce matin.

Le serviteur eut un geste de satisfaction. Clother ajouta:

– Et d’autant, aussi, que je dois prendre des forces, ayant l’intention de me remettre en route tout à l’heure.

– Eh quoi! Dès aujourd’hui?

– Dès tout à l’heure. Il me tarde d’être de retour à Paris… il le faut!… Veillez donc à ce que mon cheval reçoive, lui aussi, son repas et soit en état…

Agénor comprit qu’il n’y avait pas à insister. Il se retira. Aux dernières lueurs du jour mourant, Clother remit en leur place, c’est-à-dire dans le creux de la poignée, les douze diamants et le papier qu’il roula tel qu’il l’avait trouvé. Puis il revissa la boule armoriée et ceignit l’épée à ses reins.

– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle et sûre dans la conquête du bonheur!

Au bout d’une demi-heure, une porte, au fond de la salle, s’ouvrit, une clarté soudaine frappa les yeux de Clother, et il vit Agénor, transformé par une livrée aux couleurs de Ponthus, portant un flambeau à trois cires. Gravement, Agénor prononça:

– Le seigneur de Ponthus est servi!

Et il s’avança, précédant Clother, le flambeau à la main, jusqu’à une salle à manger qui conservait de beaux vestiges de son ancienne opulence. Comme il l’avait dit, Clother avait grand appétit et il fit honneur au repas qui lui fut servi par Agénor lui-même.

Il était près de neuf heures quand il se leva de table et demanda son cheval. Il refusa de se laisser escorter par les deux fils d’Agénor, promit de revenir bientôt pour restaurer et habiter longuement Ponthus, fit ses adieux en termes modérés, mais cordiaux et se mit en selle.

Il connaissait bien le chemin – et il le fallait, car la nuit était noire.

Clother se dirigeait de mémoire.

Bientôt il atteignit la grande route, et se mit à trotter prudemment. Du moins, il lui parut que c’était de la prudence. En réalité, plus d’une fois, par des nuits aussi noires, il avait aimé le galop vertigineux qui enivre parce qu’on ne voit pas le sol, parce qu’il semble qu’on soit suspendu dans les airs. Il ne se rendait pas compte qu’une pesante tristesse le paralysait… il finit par se dire:

«Tant que je ne saurai pas le nom de ma mère, tant que je n’aurai pas vu ses traits, je sens que je ne vivrai pas. Il faut donc qu’au plus tôt j’atteigne l’hôtel d’Arronces.»

Et peu à peu, il se remit au pas; peu à peu, il laissa flotter les rênes; peu à peu s’imposa à lui l’invincible besoin de s’arrêter, de s’asseoir, de reposer sa tête dans ses mains, et de songer…

Songerie! Le plus terrible poison du cerveau!… Mais Clother ne savait pas encore cela.

Comme il allait se décider à mettre pied à terre, il avisa devant lui, à gauche en bordure de la route, une lumière qui rougeoyait à deux fenêtres, et il reconnut qu’il se trouvait près d’une ancienne auberge abandonnée où il s’était plus d’une fois arrêté pour laisser souffler sa monture.

On l’appelait dans le pays l’auberge de la Grâce de Dieu.

«Ici, je serai seul, se dit Clother, ici je pourrai penser à vous, ma mère! À vous, Philippe de Ponthus, mon vrai, mon seul père!…»

Il sauta à terre, attacha son cheval à un anneau, poussa la porte entre-bâillée, entra, et vit que cette clarté qu’il avait observée aux fenêtres provenait d’une torche de résine et d’un reste de feu dans la cheminée. Il pensa que quelque pauvre hère avait dû s’arrêter là pour se reposer et s’assit sur un escabeau, s’accoudant à une vieille table demeurée là… Il ferma les yeux…

Presque au même instant, il les rouvrit à un bruit qu’il entendit… Il les rouvrit pour voir deux hommes s’élancer sur lui, la dague au poing… Il porta la main à la poignée de son épée, voulut se lever… trop tard!…

Une douleur aiguë lui déchira la poitrine… Il jeta un long cri d’agonie, il roula sur le sol et le sens des choses s’abolit en lui…

Activement, Jean Poterne, qui avait porté le coup, et Bel-Argent, tout pâle, s’occupèrent à fouiller Clother.

Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment, plusieurs hommes firent irruption dans la salle, vers le fond de laquelle Jean Poterne et Bel-Argent bondirent. Enjamber une fenêtre qui s’ouvrait sur les champs et disparaître dans la nuit, pareils à des chacals effarouchés, cela dura le temps de le dire.

L’un des étrangers, beau vieillard à stature d’athlète, se pencha alors sur Clother et eut un geste de pitié.

Cet homme, c’était le Commandeur don Sanche d’Ulloa…

XIV LES DOUZE CAROLUS D’OR

Nous avons posé les personnages et les événements qui par la suite devaient influer sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa et en modifier la marche. Ainsi celui qui entreprend la description du cours d’un fleuve est obligé de noter l’obstacle, le rocher, l’accident de terrain qui a détourné le courant et fait dévier ce fleuve… Nous pouvons maintenant revenir à don Juan que nous avons vu sortir de Séville, escorté de son valet Jacquemin Corentin, à la poursuite de Léonor d’Ulloa.

Franchissons l’Espagne et une partie de la France, et le dix-septième jour de décembre, arrivons aux portes de Périgueux: nous y joignons don Juan pour assister à une de ces peu catholiques manœuvres où excellait sa hardiesse: la véritable bataille qu’il livra à maître Fairéol. Pourquoi certains auteurs ont-ils omis cet épisode? N’écartons pas les traits qui peuvent faire pardonner beaucoup à don Juan; mais ne cachons pas les gestes qui montrent en lui l’aventurier sans scrupules.

Le 17 décembre, donc, il entra dans Périgueux, comme midi sonnait.

À ce moment, une jeune cavalière qui chevauchait à deux cents pas devant lui tourna un coin de rue et disparut. Sur son passage, on se retournait, si frappante était sa beauté, si brûlante et si douce la flamme de son regard. Personne ne l’escortait… Elle était seule… toute seule!

Lorsqu’elle disparut, don Juan, qui pourtant ne semblait pas la regarder, pâlit un peu et poussa un soupir.

– Fini jusqu’à demain! murmura-t-il. Le soleil est sous l’horizon… Il fait nuit dans mon âme. Quelle tristesse!…