– Ah! monsieur, dit Jacquemin, ce que j’ai à vous annoncer est encore bien plus triste, allez!
À cause de l’extraordinaire et fameuse particularité de son visage, présentons rapidement ce Jacquemin Corentin: il était maigre et long; avec ses longues jambes, son long cou, son long nez, il ressemblait assez au héron de la tant jolie fable de notre grand poète. Du héron, d’ailleurs, il avait l’aspect méditatif: il semblait toujours ruminer sur quelque catastrophe – et, en effet, il y avait une catastrophe dans son existence, une catastrophe permanente: c’était son nez.
Ce nez était d’une incroyable longueur – si incroyable qu’à trente ans Jacquemin n’y croyait pas encore, et qu’il passait sa vie à s’étonner que la nature eût pu, en sa faveur, se montrer à tel point prodigue. Ce nez qui, tout d’un jet, jaillissait du visage, ce nez effilé, terminé en pointe aiguë, ce nez qui pourtant avait on ne sait quoi de jovial et qui, chose curieuse, ne déparait aucunement la figure pour laquelle il semblait avoir été fait tout exprès, ce nez, disons-nous, Jacquemin employait les trois quarts de son temps à le contempler avec une stupeur inapaisable, et non dans des miroirs, mais sur lui-même; c’est ce qui lui donnait cette physionomie politique et réfléchie; de plus, comme de juste, cette perpétuelle contemplation lui avait fait prendre l’habitude de loucher, forcé qu’il était de faire converger ses prunelles sur l’objet de sa méditation.
Qu’on n’aille pas croire que nous nous efforçons de ridiculiser ici ce pauvre garçon. Nous n’avons parlé de ce nez que parce qu’il est célèbre à l’égal de celui de Cléopâtre immortalisé par notre Pascal.
Au moral, Jacquemin Corentin avait le tort d’être un peu bavard. Mais cette incontinence de langue lui allait assez bien. Il n’était pas de ces effrontés valets de comédie qui suent sang et eau pour faire de l’esprit hors de propos, mais il était bien loin d’être un niais. Il n’était ni Scapin ni Jocrisse. Il avait du bon sens, et son cœur était excellent. Nous aurons terminé cette petite esquisse quand nous aurons appris au lecteur que Corentin était de Paris. Par suite de quelles très naturelles circonstances ce Parisien avait échoué à Séville, et comment il s’était attaché à la fortune de don Juan, on va le savoir.
– Monsieur, reprit-il, la nouvelle est des plus fâcheuses, mais le fait est que, depuis notre départ, vous semez l’argent par les routes, vous jetez l’or par les fenêtres, vous lancez les écus à la tête de tout le monde, excepté toutefois à la mienne. En sorte qu’à la dernière étape, ayant par votre ordre payé un ducat ce dîner pour lequel on nous demandait trois livres – il est vrai que la servante était des mieux tournées et des plus accortes – ayant, dis-je, fouillé au fond de la fonte au trésor, j’ai vu qu’il ne nous reste plus qu’un écu de six livres pour gagner la France dont nous sommes encore à plus de cent lieues pour le moins.
– Comment, pour gagner la France! Est-ce que nous n’y sommes pas?
– Monsieur, la France, c’est Paris. Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, et même, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les ballades de ce… comment l’appelez-vous?… un nom qui signifie que celui qui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…
– Tu veux dire maître Clément Marot, bélître!
– Oui? Je le veux bien. Donc, vous êtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vous ne serez jamais Français; cela se voit assez puisque vous confondez la France avec sa province.
– Eh! la France, c’est la France, et nous y sommes, de par tous les diables!
– La France, c’est Paris! insista Corentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici une auberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions bien de nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…
Jacquemin eut un geste qui voulait dire que le lendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait se charger d’assurer sa pitance et celle de son maître.
– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapper à cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore trop riche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…
– Dites-moi, monsieur, demanda fort poliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vous m’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plus noble et la mieux famée et la plus riche?
– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa le bourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour de Vesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout le Périgord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grand train.
– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorio qui remercia et salua.
Dix minutes plus tard, il mettait pied à terre devant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grand air. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vint à sa rencontre en murmurant:
– Un seul valet. Pas de chevaux de main. Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais. Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mes devoirs.
À l’oreille terriblement fine de don Juan, le «monseigneur» sonna comme une pièce d’or qui a une paille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Et l’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.
– Monseigneur! balbutia-t-il.
– À la bonne heure! fit Tenorio, qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus belle chambre.
L’hôte le guida dans un large escalier de pierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers le second étage.
– Non, dit don Juan. La chambre d’honneur. Celle qui a balcon sur rue.
– C’est que… daignez m’excuser… mais, pour les chambres du premier, on paye d’avance!
– Là! murmura Corentin. Que disais-je!… Oh! que fait-il!…
Don Juan faisait que, délicatement, il avait saisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’au sang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et, blanc d’indignation:
– Monsieur, dit-il, ce sont là des façons qui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous ne voulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie… ou plutôt, non! Vous ne partirez pas! Je vais à l’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneur lui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fort souvent!
Le digne hôtelier mentait: le gouverneur de Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Mais quoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ou plutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.
– Jacquemin, dit doucement Tenorio, cours chez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attend d’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne me mettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.
– J’y vais! dit Corentin abasourdi. Vit-on jamais pareil menteur? ajouta-t-il en lui-même.
Mais il n’avait pas descendu trois marches que maître Fairéol, se précipitant, le saisissait par le bras:
– Ne vous dérangez pas, mon brave: M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-il en ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis de M. le gouverneur! Quel malheur qu’il soit absent!
Il mentait encore: le gouverneur était à Périgueux. Don Juan souriait…
– Donnez-vous la peine d’entrer, acheva l’hôte.