Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui était fort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.
– À la bonne heure! répéta don Juan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures, s’entend.
Et il se mit à rire.
– C’est ce rire! songeait Corentin. C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement il mentait sans rire! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, de Dieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et de moi!
– Et maintenant, reprit maître Fairéol, épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneur ce qu’il désire avoir à son dîner?
Don Juan le toisa. Puis:
– Envoyez-moi votre sommelier et votre maître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.
Maître Fairéol se courba. Il était dompté.
– Oh! fit-il en se retirant, ébloui et fort vexé. Comme on se trompe! J’aurais juré quelque pauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pas à moi de traiter la question du dîner! Et il me tire les oreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diable leurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à les entendre!… C’est un grand seigneur, un vrai! Et il est à tu et à toi avec le gouverneur en personne! Oh! oh!…
– Monsieur, disait Corentin, je voudrais bien savoir…
– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que je t’arrache la langue pour la jeter aux chiens!
– Là! fit Corentin. Si je n’ai plus de langue, qui aurez-vous pour dire la vérité?
Il dit. Et il entra en méditation, louchant terriblement sur son nez.
La conférence avec les deux graves personnages demandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furent conquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeur parmi les casseroles; et les marmitons avaient rarement vu pareil coup de feu pour un seul dîneur.
– Maintenant, tu peux parler, dit don Juan. Nous sommes maîtres de la place.
– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nous n’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Comme si vous n’aviez pu dîner en la salle! Sans compter le dîner lui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, et moi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jour commettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester en affront. Comment payerez-vous?
– Je n’en sais rien…
– Vous comptez donc vous esquiver sans payer?…
– Moi? Pour qui me prends-tu?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin!
– Ha! Vous avez donc quelque magot dont vous ne me fîtes point part?… ou quelque diamant peut-être?…
– C’est toi qui détiens ma fortune, et je n’ai rien, tu peux le croire.
– Alors… avec quoi…
– Eh! je n’en sais rien, te dis-je?
– L’hôte vous fera donc arrêter. Ciel! Si don Luis Tenorio…
– L’hôte me viendra lui-même offrir le coup de l’étrier.
– J’enrage, monsieur, j’enrage!
– Oh! tu as donc peur d’aller en prison?
– Non, monsieur, non! C’est pour vous seul que je crains l’affront. Grand Dieu! Le fils de don Tenorio en prison! Plût au ciel que j’y puisse aller à votre place! Vous riez. Vous ne me croyez point?
Don Juan se jeta dans un fauteuil et dit:
– Pourquoi te croirais-je, voyons, dis-moi cela un peu…
– Vous ne croyez pas au dévouement de Jacquemin Corentin? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoi je reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’y perds.
– Mais… tu restes avec moi d’abord parce que je paye bien; ensuite parce que je suis beaucoup plus indulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes, et fermant les yeux quand je vois que tu me voles effrontément; enfin, et surtout parce que je te laisse m’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête. Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.
– Monsieur, dit Jacquemin Corentin, connaissez-vous Paris?
– J’y fus deux fois. Belle et noble ville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…
– Eh! monsieur, tout cela, ce n’est point Paris! Je vois que vous ne connaissez ni la France, ni Paris.
– Comment! Le Louvre et Notre-Dame…
– Paris, monsieur, c’est la rue Saint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles, c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suis né natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, ni rien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieu ait sa bonne âme!
– Que veux-tu que cela me fasse?
– Attendez. Élevé donc dans la capitale, je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris, je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière qui est la capitale de la rue Saint-Denis…
– Et de ce royaume, tu fus le roi? dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.
– Non, monsieur: j’en fus le tourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à servir aux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustre maréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser à moi…
– À cause de ton nez, sois-en sûr…
– C’est bien possible, soupira Corentin en louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au temps où Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville de Madrid prisonnier du roi des Espagnes; et, comme vous le savez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu à la liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagne comme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire les deux princes jusqu’à la Bidassoa. C ’est pourquoi ce grand homme de guerre me dit en propres termes: «Corentin, si tu veux voir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri, comme aide.» Monsieur, je faillis en être malade de joie et devenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.
– Pourquoi, Jacquemin? La grandeur est plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bien peu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fous dangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…
– Eh bien! monsieur, nous partîmes, moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, au nombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bien qu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans, voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustes petites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince me jalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussi glorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit et marri.
Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur son nez.
– Et bien tu fis, dit don Juan. On ne saurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Va toujours.
– Sur une grande barque, au milieu de la Bidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi, envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François à M. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deux princes à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sire embrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.
«Mais quand il eut touché terre, il sauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, et partit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façon terrible dont il criait: «Je suis encore roi! Je suis encore roi!»