Выбрать главу

– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa place tu aurais ainsi crié tout de ton haut…

– Je ne sais pas, monsieur, je ne sais pas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place les deux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leur père. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous ne pouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bien connu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref, monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deux premiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulut pas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deux princes, tout à coup, furent durement resserrés par une garde espagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniers de guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramer sur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres à Carthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vous m’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on y fabrique et que vous vouliez offrir à…

– La paix Jacquemin; je t’ai cent fois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms, Jacquemin, ne les éveillons pas!

– Oui, monsieur, laissons dormir le nom de cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…

– Eh! bourreau! tiendras-tu ta traîtresse langue!

– C’est pour vous dire qu’étant arrivés à Grenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé sept morts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jours sous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nos gardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur une place mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue, regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmes tout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteurs portant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nous dit: «Mangez et buvez, pauvres victimes…»

Corentin s’interrompit pour s’essuyer les yeux.

– Tu pleures! fit don Juan. Au fait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un être humain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à qui a soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de la nature.

– Monsieur, je suis ému toutes les fois que je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrant contre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huit ans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis de pitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’était monsieur votre père, le vénéré don Tenorio…

Jacquemin Corentin se découvrit.

– Et après? demanda don Juan, qui semblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à un conte de fées.

– Après? Il y a treize ans de cela, mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luis proposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazil eut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’il le porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à don Luis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état, afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Et là-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblais prêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de ma délivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus… J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mes infortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque et qu’ils furent emmenés en esclavage.

– Crois-tu qu’ils aient beaucoup perdu au change? demanda don Juan.

– Certainement, monsieur, dit simplement Corentin. Songez donc que sur les galères espagnoles, au moins c’étaient des chrétiens qui les rouaient de coups… Quant à moi, don Louis Tenorio me fit soigner chez lui pendant trois mois, après quoi me voyant mis sur pied, et de presque mort redevenu bon vivant, il m’offrit une somme d’argent pour retourner en la rue Saint-Denis, qui est mon pays d’origine, mais je lui demandai de me garder en qualité de valet, car je ne me sentais pas le courage de me séparer de lui, et il y consentit…

– Et après?…

– Après?… Je vous ai dit que tous les détails de ma singulière aventure me sont restés présents… Lorsque votre généreux père racheta ma liberté et ma vie, je pus le voir compter la somme ès mains du chef d’escorte.

– Bah!… Eh bien, je gage que l’alguazil ne dut pas t’estimer bien cher!

– Douze carolus d’or, monsieur!

– C’était une somme!

– Les voici!

Ce fut si imprévu que don Juan éprouva un saisissement. De la pointe de son poignard, d’un geste rapide, Corentin avait décousu tout un pan de son pourpoint. Une à une, il retirait les belles pièces d’or et les posait sur la table, toutes rutilantes et comme frémissantes.

Don Juan s’était levé et regardait cela…

– Il m’a fallu des années pour les économiser sur mes gages, dit Jacquemin. J’aurais cru faire une mauvaise action en les offrant à don Luis. Mais je me disais que la fortune a parfois d’étranges retours, et que, peut-être, un jour, cet or qui m’avait sauvé la vie trouverait son emploi au service de Tenorio…

À ce moment, la porte s’ouvrit, et l’hôtelier de la Tour de Vesone, maître Fairéol en personne parut:

– Monseigneur, le cuissot de chevreuil est à point! dit-il en triomphe.

Son regard tomba sur ce coin de table tout doré… Il se courba en deux et se retira à reculons en murmurant:

– Je l’avais par Dieu bien dit que c’était un grand seigneur: je m’y connais.

XV LA MÉMORABLE BATAILLE QUE SE LIVRÈRENT MAÎTRE FAIRÉOL ET DON JUAN

Don Juan s’approcha et, ouvrant lui-même l’escarcelle de cuir que Jacquemin portait à la ceinture, y glissa l’un après l’autre les douze carolus.

– Corentin, dit-il, ce que don Luis Tenorio a donné pour toi, don Juan Tenorio ne peut pas le reprendre. Tout ce que je peux faire pour hausser ma générosité à l’égal de la tienne, c’est de te promettre que si jamais je me trouve acculé à une de ces impasses où on ne peut en appeler qu’à la bourse d’un véritable ami, eh bien, c’est à toi que je m’adresserai…

– Je crois que monsieur vient de dire «un ami»! fit Corentin d’une voix qui trembla un peu.

– Et pourquoi pas, animal! faquin! bélître! Vas-tu maintenant éplucher mes paroles comme tu le fais de mes actes? Le diable soit de tes airs étonnés!

– Monsieur, dit résolument Corentin, puisque je vous vois en belle humeur, je veux me hasarder à vous prier de me faire aussi une autre promesse. Mais vous ne voudrez pas.

– Comment le sauras-tu, si tu ne me fais ta demande?

– C’est pourtant vrai. Eh bien, promettez-moi de ne plus me donner la bastonnade quand vous serez en colère.

– Soit. Je te le promets. Je ne te battrai plus.

– Merci, monsieur, je sais que pour ce genre de promesses, vous tenez parole. Mais puisque vous ne vous croyez pas dans cette impasse dont vous parliez, puisque vous ne voulez pas de ma bourse, comment payerez-vous?

– Encore?… T’ai-je pas répété que je ne le sais pas? Mais voici qu’on vient. Tiens ta mauvaise langue.