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– Gagné?… Dix chances?… s’étonna Fairéol.

– Quinze! Vingt!! Cent sur dix! Ah! mon cher, vous êtes bien l’hôte le plus facétieux que j’aie vu. Vous m’avez fait passer un bien doux moment. Et quant au cuissot, vous pouvez l’emporter. Sur mon âme, je n’y toucherai pas.

– Monseigneur a bien tort, c’est…

– Je sais, oui, oui, c’est jeune, c’est tendre, mais vous ne me ferez pas succomber à la tentation. Emportez…

– Mais pourquoi? s’inquiéta Fairéol qui, vaguement, commença à comprendre.

– Complicité de braconnage! dit don Juan. Peste! C’est la prison!…

– Qui le saura? dit Fairéol, cessant de sourire. Le prince de… et le duc de… mangent de mon gibier, sachant d’où il vient. Et M. le gouverneur lui-même – ici Fairéol ne mentait plus – daigne parfois accepter…

– Qui le saura? dit don Juan, cessant de rire lui aussi. Ma conscience!

– Sa conscience! grogna Corentin, qui suait à grosses gouttes à suivre les péripéties de ce duel.

– Que votre hôtellerie soit fermée, continua don Juan, vos meubles vendus, et vous-même jeté en un cachot, c’est affaire à vous. Mais moi, je ne puis me risquer en pareille algarade…

Maître Fairéol se sentait défaillir. On sait combien étaient féroces les règlements de chasse, encore si pleins de morgue et d’insolence, même aujourd’hui.

– Au moins, bégaya-t-il, au moins j’ose espérer que Monseigneur…

– Quoi? fit don Juan avec un regard glacial.

– Rien, monseigneur, rien…

– Si fait!… Dieu me damne, je crois que vous alliez me prier de ne pas vous dénoncer! Allez, bonhomme, allez, eussiez-vous massacré tout ce qu’il y a de cerfs, de daims et de sangliers dans les forêts royales, apprenez que je ne suis pas capable d’une action aussi basse… Une dénonciation!… moi!…

C’était une indignation réelle, et déjà don Juan considérait l’oreille de maître Fairéol d’un œil qui n’annonçait rien de bon. L’hôte jugea que le moment était venu de battre en retraite. En fait, il était rassuré, d’ailleurs, quant au principal. Tout en se maudissant d’avoir trop parlé – mais quel est le chasseur qui résiste au plaisir de se vanter? – il se disait qu’il n’avait pas à redouter une dénonciation de ce gentilhomme si pointilleux. Saisissant donc et le plat qui contenait le malencontreux cuissot et celui sur lequel reposait la tête du chevreuil, il saluait déjà:

– Non! fit tranquillement don Juan. Laissez la tête. Je veux qu’elle reste sur cette table tant que je serai en cette hôtellerie. Vous pouvez vous retirer, Maître. Et toi, Corentin, qu’attends-tu?

– Moi? Mais j’attends que monsieur ait fini de dîner pour… à mon tour…

– T’ai-je pas dit d’aller informer mon ami Montpezan que je suis arrivé?

– J’y vais, dit Corentin, j’y vais!

Et il se contenta de changer de place. L’hôte qui s’en allait revint vivement après avoir fermé la porte. Il recommençait à trembler.

– Mais, monseigneur, cette tête… là… sur la table!…

– Eh bien? La tête est là, et nul n’y touchera. Quoi? Ah! oui, vous avez peur que Montpezan ne la voie? Mais il peut fort bien ne pas la voir. En tout cas, ce n’est pas moi qui la lui montrerai… Et puis, quoi d’étonnant à voir une tête de chevreuil dans une hôtellerie?

– Ah! s’écria l’hôte désespéré. Monseigneur sait bien que quand nous achetons la bête, on nous la vend sans la tête!… La tête! La tête ici! C’est la preuve, justement…

– C’est vous qui perdez la tête, mon hôte. Buvez pour vous remettre. Et toi, Corentin…

– J’y cours! dit Corentin qui changea encore de place.

– M. le gouverneur est absent! cria Fairéol éperdu.

– Oh! fit don Juan. Sûrement il est en son hôtel, puisque c’est lui-même qui m’a écrit de venir l’attendre, ce jour, en cette hôtellerie, pour m’y apporter ces cent écus d’or qu’il me doit… bon! que vais-je raconter là!… Hâte-toi, Corentin, car je veux repartir tout à l’heure, étant fort pressé.

– Est-il donc descendu si bas! se dit Corentin. J’y cours, monsieur, j’y vole! Sa conscience! Sa conscience!

– Restez, monsieur de Corentin, restez! bégaya l’hôtelier. En lui-même, il fit un prompt calcul et mit en balance les cent écus d’or avec la certitude de la prison et de la ruine: il n’y avait pas d’hésitation possible. Et, tout d’une traite:

– Au nom du ciel, renoncez à faire venir M. le gouverneur qui n’aura rien de plus pressé que de mander ici le louvetier royal, lequel fera venir les gardes! Puisque vous devez repartir sans délai, daignez me permettre de me substituer à M. de Montpezan pour ces cent écus d’or. Vous me les rendrez à votre prochain passage…

– Soit, dit don Juan. Je veux bien vous rendre ce service, car vous me paraissez honnête homme.

– La peste soit du truand d’enfer! murmura Corentin. Ô don Luis Tenorio, où êtes-vous!…

Maître Fairéol s’était précipité. Dix minutes plus tard il rentrait, porteur d’un sac, et sans un soupir, mais l’œil hagard et le teint blême, il comptait sur la table les cent écus d’or qui, à coup sûr, représentaient son bénéfice d’une année.

– C’est un mauvais rêve, je vais m’éveiller, se disait-il. Puis-je emporter la tête? fit-il timidement.

– Eh! dit don Juan, il y a une heure que je vous prie d’en débarrasser ma table! Non, non: laissez-moi le cuissot! Je n’y ai pas encore touché!

– Mais, monseigneur avait dit… la complicité… la tête…

– Oui bien, je vous ai répété d’emporter la tête et de laisser le cuissot. Allez. Maître, faites bassiner votre lit et vous y glissez sans retard, car vous me semblez mal en point.

Et il attaque le cuissot, pendant que l’hôte se retirait, emportant la fameuse tête, et disant:

– Puisque monseigneur nous quitte, je vais préparer la note… Don Juan approuva d’un signe. Corentin, étourdi par cette scène, se taisait et méditait, perché sur ses longues jambes, les yeux fixés sur la quadruple pile de pièces d’or.

Une bonne heure se passa.

Puis maître Fairéol reparut, solennel, et sur son plat d’argent, présenta sa note. Don Juan y jeta un coup d’œil à peine; mais ce coup d’œil lui suffit. Il sourit:

– Totaclass="underline" cent écus d’or. Eh bien, ce n’est pas trop cher. Payez-vous!

– Cent écus d’or! s’exclama en lui-même Corentin. Oh! le digne hôte! C’est bien fait, seigneur Juan! Vous trouvez votre maître!… Et la tête n’est plus là!

– C’est un trait de génie, dit doucement don Juan. Je m’en souviendrai longtemps.

Maître Fairéol s’inclinait, clignait de l’œil, souriait, et en somme faisait la roue. Avec une lenteur savamment calculée, il remettait les écus dans le sac, un à un, pendant que don Juan ravi, comme extasié, avec des exclamations admiratives, lisait et détaillait la note à haute voix.

– Il y gagne son dîner, le mien et l’avoine des chevaux, songeait Corentin. Tant de mensonge et de fourberie pour si peu! Ô mon maître!…

– Ce qu’il y a d’admirable, disait don Juan, c’est que vous avez bien compris que je ne pourrais rien dire contre ces prix que vous me faites… Vous vous êtes bien douté que je ne tiens pas à attirer l’attention et que je me laisserais écorcher tout vif, sans crier… Monsieur Fairéol, vous êtes un grand homme!