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– Majesté!… Ce sang que vous outragez, vingt fois, pour vous, a vu le jour!

– Non, non, s’écria l’empereur dans un de ces impétueux retours dont il avait l’art. Non, de par saint Jacques, je n’ai pas voulu t’offenser, Ulloa! Mais songes-y: nous sommes à une heure où tout ce qui est Espagnol doit oublier famille, parents et enfants. Décide toi-même: je t’en laisse le soin!

Une altière expression de sacrifice s’était étendue sur le visage du Commandeur: au risque de tout malheur, il ne supporterait pas qu’il pût donner prise au soupçon… Jamais un Ulloa n’avait fui le danger!

– Je reste! dit-il avec fermeté. En France ou dans les Flandres, sire, si vous êtes menacé, on saura qu’Ulloa était à son poste et qu’il est mort comme il a vécu: pour la gloire de l’Empire.

En même temps, il se découvrit. Vers le ciel, vers le même point précis du ciel, il darda un étrange, un inexprimable regard de désespoir et d’orgueil, et d’un accent terrible cria:

– Vive l’empereur!…

II TÉMOIGNAGE DU COMMANDEUR

Ulloa n’a pas laissé de mémoires, comme quelques hommes de guerre de son temps, Montluc, par exemple. Mais, dans ses papiers, parmi des rapports relatifs au voyage de Charles-Quint et aux conditions possibles d’un traité de paix définitif avec François Ier, on retrouva nombre de notes à lui personnelles pour la plupart écrites en français, datées et numérotées en bon ordre. De ces notes, nous extrayons le bref et curieux fragment qui suit. Pour la commodité de la lecture, nous en avons légèrement arrangé le texte, en le respectant dans son essence.

«Au 19e de novembre, jour de Sainte-Isabelle. – Revenant de Bayonne où j’avais laissé monsieur le connétable qu’on peut dire aussi brave que l’était le fameux Bayard, mais avec plus de subtilité dans l’esprit; me trouvant à une bonne demi-lieue du bac de la Bidassoa, tout joyeux de l’heureuse nouvelle que j’apportais à Sa Majesté, d’ailleurs sain de corps et d’âme, j’ai été étonné par une pesante tristesse qui, à l’improviste et sans raison aucune, est tombée sur moi comme un coup d’estramaçon, et j’ai pensé que mon heure de mourir était venue.

«J’ai donc arrêté mon cheval, beau destrier, par ma foi, noble présent de monseigneur le Dauphin, car ce jeune prince est digne de son valeureux père, pour les caresses et les cajoleries. Or j’ai pu, grâce à Dieu, vérifier que j’étais plein de vigueur et de santé. Voyant que la nuit noire m’allait surprendre dans ce chemin du diable où les charrettes à bœufs ont creusé des ornières à s’y briser les os, j’ai voulu me remettre à un bon galop, et c’est alors que j’ai entendu la voix.

«Je suis resté sur place, frappé d’horreur, tout couvert d’une sueur glacée, ayant bien compris dès le premier instant que ce n’était pas là une voix vivante.

«Elle s’est élevée d’abord comme une pauvre plainte qui hésite et doute de l’accueil qui lui sera fait. Puis elle s’est affermie et est devenue un gémissement, mais non conforme à l’idée que, d’après les livres, je me faisais du gémissement des âmes en peine. Elle semblait venue du dehors, je veux dire d’en dehors ce monde d’ici. Et elle suivait une route, comme ces étoiles qui, parfois traversent le cieclass="underline" au lieu d’une étoile qu’on voit, une étoile qu’on entend. J’ai compris qu’elle cherchait quelqu’un parmi les vivants. Les saints me soient en aide, c’est moi qu’elle cherchait. Bientôt elle s’est éteinte. Mais, plus triste, plus faible, cet appel est venu me frapper encore comme je débarquais du bac.

«Une troisième fois, dans le moment où le Sanche d’Ulloa qui est moi et que je connais écoutait les bonnes promesses de Sa Majesté, un autre Ulloa qui est dans moi et que je ne connaissais pas. – Dieu juste! est-ce bien moi qui écris ceci? est-ce bien moi qui ose soutenir que j’ai été deux en un? Mais comment pourrais-je m’exprimer autrement – oui, par le ciel, j’ai bien senti qu’il y avait en moi deux Ulloa, et que l’autre, celui que jamais je ne connus, l’autre, dis-je, l’autre Moi écoutait la Voix… la voix si faible alors, si tenue, et de si loin venue… elle semblait agoniser, et c’est là que je l’ai reconnue, et j’ai cru que la terre s’effondrait. Ô ma fille, vivant portrait de ta mère, ô ma chère Christa, c’est toi qui m’appelais!

«Fasse la Vierge que Sa Majesté ait dit vrai et que ceci ait été seulement une illusion venant de la grande fatigue que j’ai éprouvée en cette difficile ambassade. Je veux, je dois le croire. L’empereur ne saurait se tromper.

«Pourtant j’ai fait partir mon écuyer à franc étrier pour Séville. Diego est brave. Il a de la ruse. S’il y a un danger, il saura le découvrir et l’écarter. Mais je dois faire mieux; si le bienheureux saint François daigne s’interposer et protéger mes enfants, je promets cinq cents carolus d’or à son couvent situé proche mon palais et dans lequel se trouve le tombeau de mes pères où m’attend ma bien-aimée femme.

«Et que Notre-Dame de Santa Ierusalen soit témoin de ce vœu!»

III DON JUAN ENTRE EN SCÈNE

Franchissant l’espace et le temps, transportons-nous maintenant à Séville, en la matinée de ce jour où le commandeur d’Ulloa devait éprouver l’étrange phénomène que nous avons exposé tel qu’il se produisit. Nous sommes donc à l’aube de ce 19 novembre 1539, et voici, encore endormie, l’antique demeure des Ulloa que de beaux jardins entourent de toutes parts, excepté sur la façade qui borde la rue de las Atarazanas. Les étoiles pâlissent. Le frisson de l’aurore palpite dans l’air diaphane. Tout est silence, paix et douceur dans la pure atmosphère et dans Séville assoupie, déserte.

C’est à cette indécise et charmante minute où naissait un jour nouveau qu’une porte s’ouvrit sur l’arrière du palais, et qu’ils apparurent, lui et elle, marchant du pas languide et léger des amants, en se tenant par la main.

Certes, elle était noblement et harmonieusement belle; mais ce qui faisait qu’on n’eût pu la voir sans être frappé d’admiration, c’était l’amour qui nimbait son front, le rare et précieux amour qui chantait dans sa voix, dans son geste, dans son attitude… le pur amour définitif et parfait dont tu étais comme resplendissante, ô Christa!

Il était plutôt de petite taille, mais il eût été impossible à un artiste de lui trouver une faute de proportion. Le plus fin raffiné des jeunes seigneurs de la cour eût voulu copier sa sobre élégance, à la fois nonchalante et nerveuse, mais l’eût vainement tenté. Sa figure, qui n’offrait rien de remarquable, était loin de cette impeccable beauté que, d’après la légende, on serait porté à lui attribuer; elle était régulière, pourtant, éclairée par deux beaux yeux bruns passionnés, qui semblaient naïfs. Mais ce qui étonnait en lui, c’était cette évidente, sincère et prodigieuse volonté de vivre, qui rayonnait sur ses traits. Il paraissait, dans chaque minute, surpris et ravi que la vie fût si bonne, si indulgente, si merveilleuse; et il portait dans son cœur cette inconsciente certitude qu’elle lui réservait toutes les félicités. À le voir aspirer l’air, les parfums, l’amour, jetant aux étoiles, aux parterres fleuris comme en été, aux oliviers tors, à son amante, indifféremment, le même regard avide et caressant, on eût deviné son indomptable assurance que tout ce qu’il y avait été mis pour lui, son inextinguible soif de joie et de bonheur, sa foi irréductible dans l’universelle beauté saisie, prise au vol, étreinte, dans chaque instant, dans tout et partout: et tu marchais avec une suprême confiance comme si le monde eût été ton bien, ô Juan Tenorio, ô don Juan!