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En même temps, le digne serviteur se mit à panser et à bander activement la blessure de son maître.

– Ah! monsieur, disait-il, si j’avais pu deviner que ce gentilhomme était de la rue Saint-Denis, je vous eusse prié de renoncer à ce duel. Vous vous êtes heurté à un vrai Parisien… c’est toujours dangereux!

Juan Tenorio ne répondit pas. Il n’avait même pas entendu, sans doute. Il éprouvait, pour la première fois de sa vie, les terribles affres de l’humiliation. Vaincu! Il était vaincu! Devant une femme! Devant Léonor!… Il souhaitait d’être mort, et il se sentait mourir. Mais au fond de lui-même s’élevait l’impétueux désir de vivre; vivre encore, aimer, se faire aimer, et cette fois, bientôt peut-être, obtenir quelque éclatante revanche.

Son regard errant évitait de se poser sur Léonor, et finit par se fixer sur un homme qui, debout près de la cheminée, considérait Clother de Ponthus avec une sorte d’effroi.

C’était Bel-Argent…

– Approche! lui cria-t-il.

Bel-Argent obéit, mais sans cesser d’examiner Ponthus.

– Tu es payé? fit Juan Tenorio.

– Certes! répondit Jacquemin. J’ai payé ce drôle en beaux écus, alors qu’il n’eût mérité que soufflets et coups de pied pour la besogne qu’il a consentie. Ah! monsieur, que ceci vous serve de leçon au moins!

– Puisque tu es payé, dit don Juan, disparais! Va-t’en!…

Bel-Argent fit la révérence, et, se dirigeant sur Clother de Ponthus, s’inclina profondément.

– Seigneur de Ponthus, dit-il, je suis l’un de ces deux vilains drôles qui vous attaquèrent ici même, voici près de vingt jours, un soir que vous étiez assis près de cette table…

– Je te reconnais, fit Clother, que veux-tu?

– Vous dire que je n’ai pas frappé, moi! En rase campagne, oui! Par traîtrise, jamais. C’est Poterne, monsieur, c’est Jean Poterne qui a porté ce coup qui devait vous tuer et dont vous êtes revenu, par ma foi! Il faut que vous ayez l’âme chevillée au corps.

– Et qu’est-il devenu, ton misérable compagnon?

– Il est mort, monsieur. Ce noble Espagnol que voici l’a proprement occis d’un coup de pointe.

– C’est bon. Tu peux t’en aller.

– Non, monsieur. Car j’ai autre chose à vous dire. En essayant de vous envoyer dans l’autre monde, Jean Poterne faisait son devoir d’honnête homme…

– D’honnête sacripant, veux-tu dire. Son devoir! Quel devoir?

– Dame, il avait été payé pour vous meurtrir!

– Et par qui? fit Clother en tressaillant d’étonnement, car il n’entrait pas dans sa pensée qu’il eût un ennemi capable de vouloir sa mort, et que cet ennemi fût assez vil pour employer un aussi lâche détour…

– Par qui? reprit Bel-Argent. Je vous le dirai, seigneur le Ponthus, je vous le dirai…

Bel-Argent se jeta à genoux et continua:

– Seigneur, ayez pitié de moi. Je vis une vie qui ne me convient guère. Guetter le voyageur au tournant du chemin, envoyer une balle d’arquebuse ou décocher un trait à un inconnu qui ne m’a rien fait, cela m’a toujours causé une espèce d’horreur que maintenant je ne puis plus surmonter. Seigneur de Ponthus, je ne puis plus! Maintenant que Poterne est mort, je suis libre. Il me domptait, seigneur, il me battait. Libre, je veux être un homme comme tous les hommes, et les jours où je n’aurai pas de pain à manger, au moins ce pain ne me semblera-t-il pas amer et mouillé de sang…

Corentin pencha sur Bel-Argent son long corps d’échassier et, goguenard:

– Comment le pain que tu n’auras pas à manger pourra-t-il te sembler amer et désagréable?

– Il suffit, fit Bel-Argent. Ce noble seigneur me comprend. Le pain est amer quand…

– Mais puisque tu ne le manges pas! insista Jacquemin. Les jours où tu ne mangeras pas de pain, comment pourra-t-il te sembler moins amer, si tu ne le manges pas?

Bel-Argent se releva, considéra froidement Corentin et prononça:

– Je suis bien sûr qu’il n’est pas vrai!

Jacquemin pâlit, rougit, loucha sur son nez et, furieux:

– Qui? Mais qui donc? Par la mort diable, qui donc n’est pas vrai?

Bel-Argent lui tourna le dos.

– Seigneur de Ponthus, dit-il, vous pouvez me sauver de toute cette misère d’amertume et de sang. Vous pouvez faire de moi un homme, car je lis dans vos yeux le courage et la bonté, qui ne vont jamais l’un sans l’autre.

– Je le veux de grand cœur, dit Ponthus, ému par l’accent désespéré du pauvre diable. Mais comment?

– En me prenant à votre service. Je vous serai fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

– Surtout dans la bonne, dit Corentin.

– Mes veines, dans le danger, je suis prêt pour vous, à les vider de leur sang, reprit Bel-Argent.

– Et surtout à vider les fonds de bouteille, dit Corentin. Bel-Argent se tourna vers son adversaire:

– Maintenant, dit-il, j’en suis sûr: il est en carton!

– Qui cela? Qui cela? hurla Corentin qui devint écarlate.

– Allons, c’est assez, dit Clother de Ponthus. Bel-Argent, je te prends à mon service. Sois brave et fidèle, et moi je tâcherai de faire de toi un homme, car il me semble que tu as encore du cœur. Mais tu me diras le nom de cet homme qui a voulu ma mort et a payé mon sang qu’il ne fut pas assez brave pour essayer de répandre lui-même.

– Je vous le dirai, seigneur, quand le moment sera venu. À cette heure, je veux seulement vous remercier. Oui, j’ai encore du cœur, et je le montrerai…

– Ho! fit Corentin, tu veux donc t’ouvrir la poitrine?

– Moi! Et pourquoi?

– Dame! Pour montrer ton cœur, il faut bien que tu ouvres ta poitrine. Si tu veux, je t’aiderai.

– Si tu veux, grogna Bel-Argent, je t’aiderai à te couper…

– Quoi? rugit Corentin.

– Je croirai qu’il est vrai quand seulement, l’ayant coupé, je le tiendrai au bout de ma dague. Jusque-là, je croirai qu’il est en carton!

Et, fièrement, Bel-Argent alla se poster à trois pas derrière son nouveau maître.

Cependant, Corentin avait fini de bander la main de Juan Tenorio, et disait:

– Dans trois jours, il n’y paraîtra plus, monsieur. La recette du baume que je viens de vous appliquer, je la tiens de monsieur votre père, l’illustre don Luis Tenorio lui-même. Ainsi peut-il vous sembler que ce soit votre noble père lui-même qui vous ait pansé. Est-ce que cela ne vous inspire pas quelque attendrissement, monsieur? Ne prendrez-vous pas, en cet instant, la bonne résolution de retourner à Séville?

Don Juan, depuis quelques minutes, cherchait un moyen de sortir honorablement de cette salle. De sa voix la plus émue, de sa voix d’acteur consommé, en cette seconde où il n’y avait plus en lui d’émotion, il s’écria:

– Non Jacquemin! Non, digne serviteur de mon vieux père! Non, je ne retournerai pas à Séville! Je vais où m’entraîne mon destin. Je vais à l’amour. Je vais à la mort. Et je n’aurai que toi pour fermer mes paupières…

– Hélas! monsieur, dit Corentin, sincèrement affligé, que deviendrai-je si vous mourez?

– Retourner à Séville! Et quel lieu du monde ne me semblera pas affreusement triste! Il n’y a qu’une ville où je puisse me rendre de ce pas: c’est celle où se rend Léonor… Elle me verra du moins expirer d’amour et de douleur, et peut-être alors, ah! peut-être aura-t-elle pour moi un pleur de pardon… de pitié…