– Monsieur, disait Jacquemin, quand vous n’avez pas d’argent, vous descendez dans l’hôtellerie la plus riche; quand l’escarcelle est bien garnie, vous prenez nos logis dans un taudis. Je m’y perds. Jamais je n’arriverai à comprendre le diable d’homme que vous êtes.
– N’essaye pas, Corentin, répondit Tenorio, n’essaye pas. Moi-même je ne saurai jamais…
– Oui. Mais j’ai fait un tour à la cuisine. C’est bien pauvre, monsieur.
– Je n’ai pas faim, Corentin. Je ne dînerai pas.
– Et quant à la cave, elle est tout simplement ignoble, monsieur.
– J’ai soif, il est vrai. Mais je ne veux boire que de l’eau.
– Mais moi, monsieur, j’ai grand’faim et j’ai soif de bon vin.
– Aurais-tu le cœur de t’empiffrer et de te griser sous les yeux de ton maître désespéré?
– Ah! monsieur, jamais! C’est à la cuisine, et non sous vos yeux, que je ferai cette double opération que vous venez de dépeindre en deux mots bien expressifs.
– Non, non Jacquemin. Tu ne me quitteras pas. Reste avec moi. Ta présence m’est pénible. Ton bavardage m’est insupportable, mais enfin tu es quelqu’un, et la solitude m’effraye.
– Comment, monsieur! Je ne dînerai donc pas?
– Et tu boiras de l’eau, comme moi.
Un nuage assombrit la physionomie joviale et bénigne de Jacquemin Corentin. Car, nous avons omis de le dire lorsque nous traçâmes le portrait de ce charmant garçon, il avait horreur de l’eau comme la nature, dans les conceptions cartésiennes, a horreur du vide, comme le bon mahométan a horreur du vin. On peut lui pardonner cette faiblesse compensée par tant de vertus. Corentin, donc, ne songea pas une minute à se soustraire à cette obligation de boire de l’eau, mais il en fut profondément affecté et loucha terriblement sur son nez.
Don Juan éclata de rire.
– Eh quoi! s’écria Jacquemin, vous pleuriez à l’instant, et maintenant vous riez! Vous ne croyez donc même pas à votre propre chagrin auquel je croyais si bien, moi, que je vous plaignais de tout mon cœur. Votre rire, monsieur, votre rire me rendra fou. À quoi croyez-vous donc en ce monde? Croyez-vous en Dieu?
– Non, Corentin; car si j’y croyais, je me tuerais à l’instant pour me trouver en sa présence et lui demander de quel droit il m’a mis au monde, et pourquoi il m’a donné un cœur pour souffrir. Dieu, Corentin! Il lui était si facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le faire capable de malheur! Et mieux encore: il lui était si facile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout! la seule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pas croire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas!
Jacquemin Corentin se signa et murmura une fervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut, mais sincère et profonde. Puis il reprit:
– Croyez-vous donc au diable?
– Oh! Ce serait toujours plus gai que de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse à nos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or, l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seule raison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’ai invoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.
Corentin frémit et multiplia les signes de croix.
– Croyez-vous à vous-même? dit-il.
– À peine, Corentin, à peine. Comment veux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-être je serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus; l’instant qui va venir n’est pas encore; et j’aurais la prétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suis entre ces deux néants?
– Je ne comprends pas, dit simplement Corentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vous pensez?
– Certes, à ce que je pense à la minute même où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la pensée que j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore?
– Je ne sais trop ce que vous voulez dire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, une question encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire un verre de vin…
– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyons ta question.
– Croyez-vous à l’amour?
Juan Tenorio était assis près d’une misérable petite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mit à parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
– Je crois au soleil qui m’éclaire et me chauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde qui enchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur le chemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies taches de couleur; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres, terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvre ver; je crois à toi! amour, soleil de l’âme, je crois à toi! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique du cœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommes seulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire des hommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleur d’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour qui me transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Mais qu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas! Ils l’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans une geôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leurs barbares conventions. Quoi! Je n’ai pas le droit d’aimer dans une heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore? Et pourquoi, par le ciel! Suis-je donc maître des impulsions de mon cœur? N’en suis-je pas plutôt l’esclave? J’adore Léonor. Oh! je l’adore! Tout ce qui est en moi de force et d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autre amour ne fera pas irruption dans mon âme? Et je serais condamné pour cela? Il faudra que je repousse ce bonheur qui s’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, me devienne un boulet que je traîne misérablement? J’aime! Oh! J’aime! Mon être tout entier n’est qu’amour. Mais qui aime-je? Ah! Je les aime toutes, car toutes sont dignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, mon cœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les larges éthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour. J’aime! Je veux aimer! Je ne vis que d’amour! Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pour la seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître une nouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suis prêt à mourir pour elle!…
Nous avons répété aux lectrices qui nous ont fait l’insigne honneur de suivre nos ouvrages que nous ne voulions pas nous interposer entre elles et nos personnages. Nous ne sommes et ne voulons être que le narrateur de ces drames. La pensée de nos héros, nous l’exposons sans la commenter.
Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer ici combien fausse était la théorie de Juan Tenorio, combien profonde était son erreur, comme effroyable son égoïsme insensé.
Nous devons aussi faire remarquer que, sans aucun doute, cet état de surexcitation où se trouvait don Juan prépara et rendit possible la scène qui va suivre.
Pour revenir à l’étrange et complexe personnage que nous essayons de faire revivre, don Juan, accablé de douleur, alla tomber sur le misérable escabeau qu’il venait de quitter, et éclata en sanglots.
– Léonor! cria-t-il d’un accent de déchirant désespoir, Léonor, où êtes-vous? Léonor, je vous adore, et vous me méprisez! Pour la première fois de sa vie, Juan Tenorio, maître de l’amour, éprouve l’affreuse humiliation d’une défaite d’amour! Léonor! Léonor! Venez à moi! Léonor, je me meurs d’amour!