Tout don Juan apparaissait dans ces mots: au fond, c’est surtout de l’humiliation éprouvée qu’il souffrait.
Cette scène se déroulait vers neuf heures du soir.
Une chandelle posée sur la table éclairait vaguement la chambre.
Jacquemin Corentin bâilla longuement et dit:
– Monsieur, vous vous mourez d’amour. Mais moi, qui ne suis pas amoureux, je meurs de faim.
– Que veux-tu que j’y fasse? dit don Juan.
– Laissez-moi descendre à la cuisine pour dîner.
– Non, Corentin, non, je ne veux pas que tu me quittes, et tu n’en aurais pas le cœur. Il faut que tu sois là pour que j’aie quelqu’un à qui raconter ma douleur.
– Ah! monsieur, tout à l’heure, vous vous êtes plaint des conventions humaines qui vous empêchent d’aimer à la fois dix duchesses et vingt maritornes d’auberge. Que dirai-je de ces mêmes conventions humaines, ou bien plutôt inhumaines, qui condamnent le valet à se passer de dîner parce que le maître n’a pas faim?
– Ce n’est pas la même chose, Corentin. Mais tais-toi, il me semble que je vais m’endormir…
– Mettez-vous au lit, monsieur, et moi, pendant que vous dormirez…
– Non! non! C’est sur cet escabeau que je veux dormir. Mais je ne dors que d’un œil. Si tu me quittes un seul instant, je te ramènerai ici à coups de bâton. Corentin, tu n’auras pas le cœur de m’obliger à me fatiguer encore à te donner la bastonnade.
– Le diable soit de l’amour et des amoureux, et des maîtres tyrans! gronda en lui-même Corentin fort triste.
Et il se mit à considérer don Juan avec une expression d’indulgence très touchante. Il y avait comme une fraternité dans son regard, mais une fraternité voilée par le respect que lui imposaient ces mêmes conventions dont il se plaignait non sans quelque raison. Il y avait surtout de l’admiration. Don Juan lui apparaissait comme un être exceptionnel qui planait au-dessus des lois par quoi le monde moral est régi, une espèce de demi-dieu en qui le bien et le mal s’étaient également abolis pour lui laisser la plus large indépendance.
Un léger craquement se fit entendre dans la table, mais Jacquemin n’y prêta aucune attention.
Don Juan, appuyé au dossier de l’escabeau, les mains sur la table, les yeux fermés, semblait dormir. Mais il ne dormait pas. Il lui paraissait, au contraire, que son esprit vivait d’une vie plus intense. Il était en proie à une étrange surexcitation mentale qui décuplait la valeur mathématique de sa faculté de penser. C’était un état semblable à de l’éréthisme, et ses nerfs se tendaient sans qu’il en eût vraiment conscience, comme dans les minutes où s’accomplit quelque effort extraordinaire.
Des afflux et des reflux d’images et d’idées déferlaient dans son esprit.
Par un bizarre phénomène, ses pensées, sous l’analyse à laquelle il se livrait avec une prodigieuse activité, perdaient leur apparence normale qui est d’être impossibles à comparer avec de la matière: elles prenaient une consistance à demi matérielle et se présentaient sous forme de couleurs:
Des pensées blanches, des pensées noires, des pensées d’azur, des pensées d’un rouge sanglant…
Parfaitement éveillé, maître de ses sens et de son esprit, don Juan, avec une sorte de curiosité étonnée, assistait à ces phénomènes de sa conscience comme à quelque spectacle intéressant. Il semblait se pencher sur soi-même et s’étudier comme s’il se fût agi d’un autre.
Seulement la tension de ses nerfs l’importunait, le faisait presque souffrir, et, par intervalles, au grand effroi de Corentin, il était haletant, un faible gémissement lui échappait.
Quelques coups secs et rapides furent frappés dans la table.
Corentin sursauta et, avec stupeur, considéra ce meuble banal qui semblait frissonner et s’animer. Puis son regard se posa sur les mains de don Juan posées sur la table, et il s’affirma qu’un mouvement des doigts de son maître avait produit ces coups.
Soudainement la pensée de don Juan évolua sans qu’il l’eût voulu. Les couleurs disparurent et furent remplacées par des images. Mais ce n’étaient pas de ces formations de rêve qu’on a lorsqu’on évoque les traits d’une personne absente. C’étaient des jets de pensée, des fulgurations de création, des expansions d’effort qui, sur l’écran de son imagination, projetaient des êtres réels. S’il eût étendu les mains, il eût eu la sensation de toucher, de palper des êtres véritables et parfaitement matériels…
À son tour, cet état d’esprit s’abolit avec la même soudaineté, sa pensée redevint normale.
Don Juan pensa…
Don Juan pensa à Léonor sans que sa pensée prit la forme d’une clameur de passion, et il en fut stupéfait, certain qu’il était d’adorer Léonor.
Il pensa à cette poursuite acharnée qui durait depuis Séville.
Mais là encore intervint un étrange renversement des possibilités de la pensée. Cette poursuite depuis Séville jusqu’à l’auberge de la Grâce de Dieu, il la reconstitua mais à l’envers. Et ce fut malgré sa résistance que fut inversé l’ordre chronologique. Il remonta le temps. Il ne rétablit pas les faits depuis Séville jusqu’à l’auberge, mais depuis l’auberge jusqu’à Séville.
Il résistait de toutes ses forces, et Corentin lui vit un visage convulsé, inondé de sueur, et il l’entendit gémir à diverses reprises, il l’entendit murmurer: «Non, non, je ne veux pas!»
Don Juan résistait, mais il ne pouvait empêcher la reconstitution inversée; il arriva à Séville, il arriva à la scène de la chapelle de Saint-François, il arriva au dîner que lui avaient offert les quatre amis, les quatre justiciers… il arriva… oh! il arriva à Christa!
Et là, il s’arrêta.
Sa pensée se concentra sur Christa.
Il y eut une sorte de condensation de toutes les molécules actives de son cerveau, une condensation en Christa. Plus de Léonor. Plus de chambre d’auberge. Plus de route. Plus de Séville. Plus de terre. L’univers l’abolit. Dans le vide inconcevable, dans le vertigineux abîme de l’infini, dans ce gouffre qui échappe à toute possibilité de conception et ce qu’il concevait, lui, avec une sorte de tranquillité formidable, il n’y eut qu’une entité semblable à l’entité-Dieu… il n’y eut que Christa.
Sa pensée fut Christa.
Christa, en lui, prit la place de tout ce qui est l’activité vivante d’un cerveau.
Son être entier appela Christa…
Et, dans la table, une série de coups rythmés, ayant presque apparence de langage, se produisit tout à coup. La table parlait comme elle le pouvait. Elle tâchait à s’exprimer en s’adaptant aux conventions du langage humain. Elle frappait parfois avec impatience, comme si elle se fût étonnée de n’être pas comprise. Elle semblait avoir des accès de mauvaise humeur comme peut en avoir un être humain ennuyé de n’être pas tout de suite compris de l’animal à qui il parle. Puis elle reprenait doucement. Elle semblait dire: «Essayons encore!» Et vraiment la musique de ces coups qui résonnaient dans cette humble table, avait sa physionomie expressive. Elle révélait une poignante tristesse…