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Mais quoi! Cette table était prise de tristesse? Est-ce qu’une table peut être triste?

Et si ce n’était pas la table, qui donc disait son affliction? Qui donc manifestait son impatience? Qui donc, qui donc tentait de parler à don Juan, avec l’effort désespéré d’un être qui désire ardemment se faire entendre et qui, impuissant, se lamente, se décourage devant des difficultés insurmontables?

Brusquement, les coups cessèrent, et presque dans le même instant, dans un angle obscur de cette chambre, apparut une faible lueur qui aussitôt s’évanouit.

La chambre était éclairée, mais comme elle pouvait l’être par une mauvaise chandelle fumeuse dont l’obscure lueur servait à donner du relief aux ténèbres rampantes.

Jacquemin Corentin, tout à coup, se leva, les yeux remplis d’épouvante et balbutia:

– Monsieur! Monsieur! Voyez-vous?

– Oui, je vois, répondit don Juan dans un soupir. Mais tais-toi. Ta voix me fait mal. Et surtout, oh! surtout, éteins cette lumière qui me brûle, qui met à mes yeux un fer incandescent… éteins… éteins!…

Machinalement, Corentin obéit… la petite chambre fut obscure.

Alors, la chose qu’avait vue Corentin se précisa.

Dans un angle, à faible distance du plafond, c’était une lueur immobile et diffuse qui, rapidement, se condensa en une flamme, puis devint un petit globe lumineux, de couleur imprécise. Mais bientôt la couleur elle-même s’indiqua: ce fut une flamme d’un vert pâle, avec des reflets très doux qui n’avaient rien de spectral.

Ce globe de lumière verte, soudain, se déplaça dans l’espace et vint planer sur la table, et bientôt, don Juan ne le vit plus… Le globe avait-il disparu?… Non, il s’était modifié en toutes ses apparences… il s’allongeait, se détirait, et prenait une vague forme d’une chose indécise, et ce n’était plus une lueur, mais une chose qui semblait vaguement éclairée… et puis, cela se précisa… la chose put prendre un nom connu dans la langue des hommes… ce fut un bras… ce fut une main… une main de femme, une main fine et délicate… et don Juan, dans un souffle ardent, murmura:

– Ô main, ô chère main, que j’ai couverte de mes baisers brûlants, ô main parfumée si douce à mes lèvres, ô main chérie dont la caresse tant de fois me fit frissonner… ô main… ô main de Christa!…

Corentin s’était reculé jusqu’à la porte, et là, il tomba à genoux.

Il tenta de se couvrir les yeux de ses deux mains, mais n’y put réussir, et, les cheveux hérissés d’une sorte d’horreur sacrée, continua de regarder… de regarder ce fantôme de main – car, qu’était-ce donc sinon un fantôme? – et ce fantôme prenait toutes les apparences de la réalité, que dis-je! il devenait réalité, il devenait matière tangible et palpable, c’était une création matérielle issue d’on ne sait quelle profondeur de la matière diffuse…

Don Juan sentit que cette main se posait sur sa tête!

Un frisson le secoua tout entier – peut-être un frisson de terreur, peut-être un frisson d’amour – mais en tout cas ce ne fut à aucun degré comparable au frisson qu’on éprouve au contact d’une main morte.

Était-ce une main morte? Non. Une main bien vivante, aux longs doigts fuselés, à la peau satinée.

Elle était froide, mais non de cette froideur glaciale des morts. Il sembla bien à don Juan qu’un sang jeune et généreux circulait dans cette main, et que si elle paraissait froide au toucher ce pouvait plutôt provenir d’une longue immobilité… d’un sommeil de cette main qui cherchait à s’éveiller et s’éveillait.

Vraiment, c’était comme un éveil de cette main posée sur la tête d’abord, puis sur le front de don Juan. Elle cherchait peut-être à se faire comprendre. Elle semblait avoir un cœur qui palpitait…

Et brusquement, à bout de forces peut-être, ce fantôme s’évapora, s’évanouit dans l’espace.

La chambre demeura obscure, le silence pesa, la table ne fit plus aucune tentative de communication.

Bientôt, il n’y eut plus que le souffle rythmé de don Juan profondément endormi d’un sommeil de fatigue.

Au bout d’une heure, Corentin se hasarda à se relever, ralluma la chandelle, et constata que tout était paisible. Il était bien pâle. Mais c’était un garçon plein de bon sens, et il finit par se dire:

– J’ai rêvé, c’est sûr. J’ai eu un cauchemar provenant de la famine à quoi m’a condamné mon maître sous prétexte qu’il n’a pas faim. Dieu soit loué de m’avoir éveillé! Cependant, comme l’estomac me tiraille, comme je ne suis pas amoureux, comme je pourrais retrouver d’autres cauchemars plus affreux encore, profitons du sommeil de don Tenorio, et allons nous approvisionner contre les visions démoniaques engendrées par la faim…

Et Corentin se dirigea doucement vers la cuisine où, malgré l’heure tardive, il trouva une somnolente maritorne attardée à quelque besogne, et qui consentit à rallumer le feu.

Là-haut, dans la misérable chambre, les mains encore posées sur la table, épuisé, brisé, d’un lourd sommeil, dormait le médium…

LE MÉDIUM?…

Don Juan Tenorio!… Le médium, c’était don Juan!…

Et quel autre nom pourrions-nous lui donner? Médium inconscient, mais médium… C’est-à-dire un de ces êtres capables d’obtenir des manifestations d’un autre monde. Comment? Pourquoi? Grâce à quelles tensions nerveuses? ou à quelles forces fluidiques? ou à quelle spéciale réceptivité? On ne sait.

Mais, à coup sûr, don Juan était un de ces êtres.

Lorsque, dans la salle à manger du palais Canniedo, la table se mit en mouvement, don Juan était là. C’était lui qui, sans le vouloir, sans le savoir, avait appelé des profondeurs ignorées de l’Au-Delà l’être quelconque, ou si l’on veut, la force inconnue qui avait précipité cette table.

Lorsque, dans la chapelle de Saint-François, Léonor se mit à prononcer des paroles qu’elle n’avait ni voulues, ni cherchées, don Juan était là; c’est lui qui, inconsciemment, avait appelé l’être ou la force capable de dicter à Léonor les mots qu’elle avait à dire.

En cette chambre de l’auberge d’Angoulême, c’est sûrement don Juan qui provoqua la manifestation d’une lueur, puis la création d’une main agissante et vivante: le médium, c’était lui!

Il ne le savait pas.

Il ne devait jamais le savoir

XIX PRIÈRE D’AMOUR

Nous avons dû reconstituer la scène qui précède parce qu’elle est d’un intérêt capital pour l’intelligence du drame final qui clôtura la vie aventureuse de don Juan. Ce drame incompréhensible, tous les auteurs qui ont écrit de Juan Tenorio le signalent sans l’expliquer autrement que par l’intervention divine. Il les préoccupe tous également, à tel point qu’ils le posent en vedette; les sous-titres Festin de pierre ou l’Invité de la statue, qu’on voit apparaître en tête de tous les ouvrages relatifs à don Juan prouvent que l’événement dont nous parlons tenait une place énorme dans l’imagination des auteurs. Les uns, disons-nous (et notre Molière est du nombre), en appellent à une intervention de la puissance divine. Les médecins, les philosophes, toujours folâtres en leurs commentaires, se contentent d’expliquer la chose par une supercherie des moines de Saint-François.