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À la voix de Ponthus, don Juan s’était vivement retourné.

En voyant celui qui, à la Grâce de Dieu, lui avait fourni ce fin coup d’épée dont sa main souffrait encore, il se leva tout empressé et salua avec cette merveilleuse bonne grâce qui était l’une des séductions de ce maître en l’art de plaire.

– Quelle heureuse rencontre! fit-il. Et quel charmant hasard!

– Non, pas hasard, dit Clother en rendant le salut. Je vous cherchais…

– Pour m’offrir ma revanche?

– Pas aujourd’hui, si cela ne vous désoblige pas. Je vous cherchais pour vous tenir compagnie jusqu’à demain matin, sans vous perdre de vue.

– Oh! Vous me faites prisonnier? Venant de vous, la tyrannie est délicieuse. Mais puis-je savoir…

– La raison de cette surveillance? Pas d’autre que celle-ci: vous êtes à l’auberge de la Devinière.

Don Juan fixa sur Clother un regard étonné. Mais soudain il pâlit. Et, d’une voix étouffée:

– C’est donc qu’Elle est ici!…

– Oui, monsieur, dit Clother.

– Je vous approuve, dit Tenorio. Contre don Juan, on ne saurait trop prendre de précautions. À votre place, j’eusse agi de même. Je me rends donc votre prisonnier, ou plutôt c’est vous qui devenez le mien: asseyez-vous devant moi, je vous prie, et faites-moi raison à table en attendant que nous nous retrouvions face à face sur un autre terrain.

L’hésitation de Clother dura peu. Il portait dans l’esprit cette aventureuse fantaisie qui fait accepter de prime abord et sans inutile surprise les situations les plus scabreuses.

Il prit donc place à table, et bientôt les deux convives choquèrent leurs verres comme ils avaient choqué leurs rapières… Tintements d’épée, tintements de cristal… un peu de liqueur rouge qui coule d’un flacon ou d’une veine… c’est tout.

Évitant de parler de leur querelle, ils firent assaut de galanterie et se renvoyèrent mille compliments aiguisés d’esprit. En fait, ils s’admiraient franchement l’un l’autre.

Le dîner fut somptueux. Pour de tels hôtes, maître Grégoire s’était surpassé.

Le couvre-feu sonna.

Javotte, la jolie lingère, était partie depuis longtemps.

Elle était partie en adressant à don Juan une belle révérence qui, malheureusement pour elle, – ou heureusement! – demeura inaperçue.

Maître Grégoire expulsa les buveurs, fit mettre les volets aux fenêtres, barricada la porte et renvoya les garçons de salle. Ponthus et Tenorio ayant déclaré qu’ils entendaient passer la nuit à table, le digne hôte se contenta de placer devant eux un respectable nombre de flacons de vins d’Espagne, puis s’en fut se coucher.

Clother et don Juan demeurèrent donc seuls dans la grande salle de la Devinière – nous ne comptons pas Jacquemin Corentin et Bel-Argent qui, dans un coin, vidaient les fonds de bouteilles et, modelant leur conduite sur celle des maîtres, se liaient d’amitié, ou du moins y tâchaient.

– Seigneur de Ponthus, disait don Juan, j’aime vos façons. Votre esprit me plaît. J’avoue avoir rarement rencontré délicatesse de cœur pareille à la vôtre. Ne pourrions-nous devenir amis?

– Seigneur Tenorio, répondait Clother, je vous tiens pour bon gentilhomme. Il me séduirait fort d’être toujours votre partenaire dans les joutes de la table, votre second dans les passes épineuses de la vie, cela dès que vous m’aurez donné votre parole de renoncer à celle que vous poursuivez.

Don Juan se rembrunit. Clother continua:

– Comment le noble esprit que vous êtes peut-il consentir à persécuter une jeune dame d’un amour qu’elle réprouve?

Un profond soupir souleva la poitrine de don Juan.

– Monsieur, demanda-t-il presque craintivement, celle à qui vous faites allusion vous a-t-elle parlé de moi?

– Pas un mot…

– Quoi! Elle vous a laissé ignorer ce qui s’est passé à Séville?

– Je n’en sais rien…

– Quoi! Elle ne vous a pas fait connaître ce qui advint depuis Séville jusqu’ici?

– Rien, vous dis-je!

– Quoi! Pas même l’histoire de ses deux écuyers?

– Eh! je vous répète que je ne sais rien!

– Qu’elle est généreuse! murmura ardemment don Juan. Mais alors, reprit-il, comment savez-vous qu’elle repousse mon amour?

– Je l’ai, par le ciel, bien vu à la «Grâce de Dieu!». Soyons amis, seigneur Juan; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne de vous.

Don Juan baissa le front. Clother le vit très ému, et poursuivit:

– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio, c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dame que vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à la première venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise… pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant?

Alors don Juan redressa la tête, et un éclair jaillit de ses yeux.

– Tromper?… dit-il dédaigneusement. Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…

– C’est sûr! interrompit Corentin, de loin. À preuve: on l’appelle Juan le Véridique, et les menteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeur sont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose des plus pénibles, croyez-moi.

– Quand tu auras à te donner du bâton, s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi: je t’aiderai de toutes mes forces.

Don Juan continuait:

– Qui vous dit que je trompe cette adorable Denise quand je lui dis que je l’aime? Oui, je l’aime, sur ma foi! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heure quand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternelle beauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bien plutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viens à me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé un cœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moi une victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plus juste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurs humains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amour unique et définitif, le mien seul est dans la franchise et la pleine vérité. J’aime, monsieur! Je l’avoue, je le dis, je le proclame: ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encore qui est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre, si elles sont également belles? Que dis-je! Est-ce qu’une femme a besoin d’être belle pour être aimée? Je l’aime tout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-il besoin que je la trouve belle? Sais-je bien au juste ce qu’est la beauté? J’aime cette femme dans la minute où je la vois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aime peut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouent parmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pour ses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs. Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel de crépuscule? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas son charme? Ah! J’aime cette femme uniquement pour le frisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi elle a provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors, je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnues j’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dans un lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regard suffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais si son sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitive minute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être! J’en emporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah! monsieur, ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds et que je lui offre un cœur tout brûlant de passion: c’est l’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœur qui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles de l’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, le bonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la recherche impossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe, puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamais insaisissable…