Et don Juan prit sa tête à deux mains.
Et une larme brilla dans ses yeux.
Il murmura:
– Qu’est-ce que la vie? Amour. Qu’est-ce que le bonheur? Amour. Qu’est-ce que le malheur? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille des hommes? Amour. Rien que ceci: quand elle est près de moi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh! monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loin d’elle? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètement de l’esprit affolé, la mort de tout votre être, quand celle que vous aimez n’est plus près de vous? Je connais cela. C’est affreux. Un jour je me tuerai. Oui, par le ciel, je me tuerai par un soir parfumé où un tiède souffle m’aura apporté le parfum de la fleur qu’elle préfère et m’aura rappelé qu’elle n’est pas là pour respirer cette fleur… Je me tuerai un jour que chantera dans ma tête le fragment de romance qu’elle aimait à me répéter… Je me tuerai une nuit que levant mes yeux brûlés de larmes vers un ciel sans pitié, je reverrai l’étoile qu’elle aimait à contempler avec moi… Ah! comme elle est ignorante, la pauvre foule qui répète ces mots absurdes: loin des yeux, loin du cœur! C’est dans l’absence que le cœur se forge un amour indestructible. Quand celle que j’aime n’est plus là, quand mon cœur éclate et se brise, quand je ne sais plus si je vis encore, c’est alors que l’amour fond sur moi, c’est alors que je sens rouler dans mes moelles le torrent des regrets… et quels délices, ah! quels délices quand je tombe à genoux, que j’appelle l’absente, et que les larmes, enfin, jaillissent de mes paupières en feu!…
Et don Juan éclata en sanglots…
Et il balbutia:
– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu? Où donc es-tu?…
Clother avait écouté avec un étonnement où il entrait un peu d’effroi.
Tout d’abord, don Juan lui était apparu comme un amoureux trop obstiné, importun sans doute, mais au bout de compte, sincère. Il commença à connaître ses mesures. Juan Tenorio lui inspirait une instinctive répulsion. Sa jeune âme lumineuse repoussait violemment la sombre, la désespérante théorie de don Juan. Il le vit, avec une figure de damné, pareil à ce Lucifer d’orgueil et de beauté que l’ange précipite à l’éternelle nuit.
Oh! Où donc, où donc était la lumière?
Le cœur de Clother la vit soudain, consolatrice et douce, semblable à la maris Stella, oui, il la vit! Car dans cette minute même où les brûlantes paroles de Juan Tenorio l’oppressaient d’angoisse, la figure de son père se dressa dans son imagination.
Philippe de Ponthus!
L’homme qui, toute sa vie, avait adoré la même femme et n’en avait été aimé que par un seul regard d’agonie, l’homme qui, à cette femme descendue au tombeau, avait voué un culte qui n’avait péri qu’avec lui-même!
Oui, le bon, le noble, le sublime Philippe de Ponthus se pencha sur le front brûlant de Clother et comme dans un apaisant baiser, murmura:
– L’amour, mon fils, c’est la fusion de deux cœurs à jamais indissolubles, unis jusque par delà la mort; L’AMOUR… C’EST LA FIDÉLITÉ…
Clother tressaillit.
Il jeta sur don Juan un regard où il y avait de la pitié, peut-être, mais aussi du mépris; et avec un sourire railleur:
– Puisque vous aimez toutes les femmes, seigneur Tenorio, il vous sera du moins facile de renoncer à une seule d’entre elles…
Don juan se croisa les bras, et dit:
– Vous me demandez, je crois, de renoncer à Léonor d’Ulloa?
– Oui. C’est cela que je vous demande.
– C’est impossible!
Don Juan prononça ces mots avec un désespoir concentré. Il acheva:
– La mort seule peut me faire abandonner le dessein que j’ai formé de conquérir le cœur de Léonor. Même si elle me hait, je l’adore. Même si elle me méprise, je l’adore. Même si elle prend mon cœur pour le mettre sous ses pieds, je l’adore. Même si elle me bafoue en se donnant à un autre, je l’adore. Ah! je l’adore, entendez-vous?… Seigneur de Ponthus, pour mettre Léonor à l’abri de ma poursuite, il faudra me tuer.
– Je vous tuerai donc! dit simplement Clother de Ponthus.
– Et quand? demanda don Juan d’un accent d’étrange curiosité sans raillerie.
– Pourquoi pas tout de suite? fit Clother.
En même temps, il se leva et dégaina.
Au même instant, don Juan fut debout, l’épée au poing.
Dans ce moment même, l’amitié ébauchée entre Bel-Argent et Jacquemin Corentin tournait à l’aigre, et le premier, goguenard, disait à l’autre:
– Ne t’en défends pas, va! Avoue qu’il est faux!
– Qui cela? Qui donc est faux? glapit Corentin qui savait d’ailleurs très bien de quoi il était question.
Voyant les maîtres prêts à en découdre, les deux valets se dressèrent, hérissés… Jacquemin perché sur ses longues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.
– Tireur de laine et truand de grand chemin! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.
Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant le nez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous, doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Et il dit:
– Je n’y crois pas!…
Le bon Jacquemin poussa un rugissement et s’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus, s’empressait, et Corentin se mit à l’aider; en quelques instants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murs pour donner du champ aux deux adversaires.
Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent la garde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.
Les deux fers se froissèrent… l’attaque allait se produire… une porte s’ouvrit.
Une femme entra…
Une femme voilée de noir, qui s’avança, pareille à quelque sombre évocation de la douleur.
Don Juan laissa tomber son épée, qui résonna tristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé de stupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, et profondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina. L’apparition s’arrêta à deux pas et dit:
– Monsieur, vous ne tuerez pas don Juan Tenorio…
Avec l’infinie rapidité de l’imagination, Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter à l’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour la vie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui ne voulait rien promettre.