Mais la femme, douloureuse, levant son voile, montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elle prononça:
– Comprenez-moi: je ne vous prie pas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis: «Ce n’est pas vous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni à moi.»
– À qui appartient-elle donc? gronda don Juan. Dis-le, Silvia! Dis-le donc!
– À Maria! À Pia! À Rosa! À toutes celles qui sont mortes de ton amour! Ah! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes ces douleurs éparses! Ta vie, Juan, appartient à Christa! Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui te pardonne! Je dis: à Christa d’Ulloa, la dernière morte de ta dernière trahison! À Christa, sœur aînée de cette Léonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’à Paris!…
L’horreur se déchaîna dans l’esprit de Ponthus.
En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Il le vit ce qu’il était: une synthèse de la trahison. Il se mit à le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il le devina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler les désespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice; il marcha sur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage:
– Je ne croiserai pas le fer avec vous sous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez: je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vous vois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cette épée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, comme ce soir, se placer entre vous et moi!
Immobile, incomparable de majesté, Silvia jeta un long regard sur Ponthus:
– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. Don Juan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelle étreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu le sais!
– L’étreinte du Commandeur! dit Tenorio, sourdement, comme malgré lui.
Et il frissonna.
Et aussitôt, il se prit à rire.
Puis, d’une voix éclatante, d’un indicible accent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse que donne l’appétit de la mort:
– Me voici! cria-t-il. Je suis prêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’ai porté à ta fille Christa! Pour l’amour que je porte à ta fille Léonor! À toi, Commandeur! me voici!… À vous, seigneur de Ponthus! Léonor est la fiancée de votre cœur: à vous donc! me voici!… à toi, Zafra! à toi, Canniedo! à toi, Veladar! à toi, Girenna! me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles que j’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est mon malheur et ma gloire! Sachez-le, vous tous: si don Juan a le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœur assez ferme pour épouser la Mort… Silvia, chère Silvia, ma Silvia que tant j’adorai sous les bosquets de Grenade, fleur embaumée de mes amours de jadis, ô ma Silvia, qu’es-tu venue chercher ici? Quelle cruelle vérité réclames-tu de moi? Pourquoi me forces-tu à poser le masque? Ah! Silvia, ne sais-tu pas qu’il y a plus de mérite encore à feindre l’amour qu’à aimer vraiment? Ma pitié pour toi était le dernier refuge de ton bonheur. Pour toi, en reconnaissance d’une heure de félicité, j’eusse fait ce sublime effort de te donner l’illusion de mon amour. Tu ne veux pas, Silvia! Tu préfères l’affreuse vérité, pauvre ignorante du songe de la vie, insensée qui n’a pas compris que l’illusion, c’est la seule réalité possible!… Eh bien, sache-le donc puisque tu le veux: je ne t’aime plus! Silvia, je ne t’aime pas! Silvia, tu es morte pour moi!
Don Juan haletait. Il lança dans un cri sauvage:
– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu! Où donc es-tu?…
Son cœur se tordait sous les puissantes étreintes de l’amour au paroxysme. Pour conquérir Léonor, en cette terrible minute, il eût chargé une armée. Lui, le raffiné d’esprit, lui qui, devant toute femme, s’était imposé la loi d’une suprême élégance d’attitude, il entrait dans la violence, dans la volonté de l’outrage, du seul outrage véritable qu’un homme puisse infliger à la femme qui l’aime:
– Je ne t’aime pas! Silvia, Silvia, écoute la clameur de mon être: je ne t’aime pas!… Lumière du soleil dans mon cœur… j’aime Léonor d’Ulloa!… va-t’en, Silvia, va-t’en! J’ai horreur de tes voiles de deuil, horreur de tes larmes, horreur de tes reproches! Tu es la mort, et j’adore la vie! Je veux vivre encore et me donner à l’amour, maître unique de ma flamboyante destinée… Va-t’en, épouse de Juan Tenorio! Tu reviendras…
Il se pencha sur Silvia courbée sous cette rafale:
– Tu reviendras lorsque le Commandeur m’aura une bonne fois étouffé sous son étreinte. Et comme un trophée de ta misérable fidélité, tu emporteras mon corps où il n’y aura plus de vie, plus d’amour, plus de cœur!
Sous la tempête de la passion déchaînée et grondante et rugissante comme, par les nuits de grand vent, sous les larges souffles invisibles grondent et rugissent les arbres de la forêt, l’épouse outragée, peu à peu, s’affaissait. En elle, la vengeresse n’était plus. Elle n’était que l’épouse… l’amante, la pauvre amante qui aime encore, ah! qui aime de toute son âme fidèle et s’entend crier qu’elle n’est plus aimée…
Aux derniers mots de Tenorio, elle était à genoux.
Vers don Juan, elle tendit les bras, ses beaux bras, en un sublime geste par quoi elle sembla s’offrir, toute, en holocauste.
Vers lui, elle leva ses yeux de douceur qu’emplissait l’extase mystique du pardon chrétien.
Mais il demeura glacé, le regard perdu dans le vide… vers son rêve… et il n’y avait pas de dédain en son attitude, mais, chose plus terrible pour Silvia, de l’indifférence, rien que de l’indifférence.
Pour elle, ce fut une de ces minutes qui enferment une éternité de douleur… toute la douleur. Ce fut une de ces secondes inoubliables à jamais, où la vie se disloque dans un être, où le cœur s’effondre, où la dernière flamme vacillante de la divine espérance, tout d’un coup, s’éteint.
Don Juan, le regard rivé à son rêve, murmura:
– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu? Où donc es-tu?…
Et Silvia, lentement, se releva.
Un instant encore, elle demeura devant l’époux pétrifié en sa mortelle indifférence. Peut-être voulut-elle parler, peut-être avait-elle des choses à dire… ses lèvres s’agitèrent, mais aucune parole n’en sortit… elle se retira.
Ce fut à ce moment que don Juan, vers elle, ramena son regard.
Il tressaillit. Un frisson l’agita. Ses mains s’unirent en geste de prière…
Et Clother épouvanté l’entendit, oui l’entendit qui bégayait ceci:
– Par le Dieu vivant, jamais tu ne fus aussi puissamment créatrice d’amour, Silvia! Reste, oh! reste! Silvia, je t’aime… Silvia, c’est toi seule que j’adore!…
Mais Silvia n’entendit pas…
Elle s’effaça, comme dans la chapelle de Séville elle s’était effacée. Elle s’évanouit comme s’évanouit tout rêve d’amour; elle s’en alla, brisée, comme dut jadis, parmi les décombres de Troie incendiée, s’en aller Andromaque après la mort d’Hector.
Silvia regagna la chambre qu’elle occupait en l’auberge de la Devinière.