Cette chambre attenait à celle de Léonor.
La fille du Commandeur d’Ulloa, malgré les prières et les formelles assurances de dame Grégoire, avait refusé de se coucher. Assise dans un fauteuil près d’une table sur laquelle brûlait un flambeau de cire, un livre d’heures aux mains, elle songeait…
Elle songeait à Christa, morte d’amour, tuée par le coup de foudre de la trahison… elle songeait à son père, à la terrible mission qu’elle s’était imposée, en fille impavide… elle cherchait les paroles qu’elle aurait à prononcer… et sous le dessin en relief de ses pensées, à son insu, se tissait la trame légère d’autres songeries… elle rêvait à des choses confuses qui se levaient dans son âme pure et dans les lointains de sa pensée imprécise, sur le crépuscule de sa douleur, elle croyait voir se lever une étoile inconnue, un astre d’espoir dont elle ignorait le nom…
Comme elle songeait ainsi, dans la chambre proche, elle entendit une douce rumeur ininterrompue, pareille à un léger bruit de source; et puis, parfois, soudain, des cris étouffés troublèrent le silence et la nuit, des plaintes étranges; quelquefois, ce furent de violentes et brèves clameurs, comme des cris de bête qu’on égorge… puis le doux bruit de source reprenait sa monotone cantilène… le doux bruit de larmes que, par intervalles, dominait la rafale des sanglots.
Là, quelqu’un épandait dans la nuit d’affreuses lamentations… quelqu’un se mourait sous les coups de l’absolu désespoir…
Léonor se mit à genoux et pria.
Elle pria le dieu d’amour et de pitié d’accorder à ce pauvre être la paix du cœur et l’oubli consolateur. Elle pria pour cette femme qui criait sa souffrance, parfois, comme crie la femme qui enfante parmi d’augustes douleurs…
Et, soudain, en écoutant pleurer cette inconnue, Léonor se souvint des paroles d’Amarzyl, du médecin arabe penché sur la couche d’agonie de Christa:
– Essayez, ah! essayez de la faire pleurer… et peut-être sera-t-elle sauvée!
Et elle songea que Christa n’avait pas pleuré, que la très pure Christa était morte de n’avoir pas voulu pleurer sa honte! Et que les larmes, les larmes salvatrices, peut-être, sont le plus magnifique présent de la nature à la pauvre humanité… et que peut-être, ah! peut-être, cette femme qui pleurait tant serait sauvée pour avoir tant pleuré…
… Dans la grande salle à demi obscure, Clother de Ponthus et don Juan Tenorio ne s’étaient plus rapprochés l’un de l’autre.
XXI LES FIANÇAILLES DE JACQUEMIN CORENTIN
Lentement, la nuit s’écoula. Le jour, peu à peu, filtra dans la salle. Tout à coup, dans Paris, sonnèrent les cloches de toutes les églises en liesse, et les canons tonnèrent au Louvre, à l’Arsenal, à la Bastille-Saint -Antoine.
Ponthus a dit plus tard que le premier coup de canon l’arracha heureusement à cette sorte de cauchemar éveillé qu’il venait de vivre, que ce fut en lui comme une résurrection, et que dans cette terrible nuit où pas un instant il n’avait perdu de vue son adversaire, où dans chaque seconde, son être se tendait pour bondir et tuer, si don Juan tentait de sortir, il avait compris dans sa plénitude et sa puissance le mot de son père: Conquête du bonheur.
Et il songeait que, chose étrange, c’est ce même mot «conquête du bonheur» que don Juan, au cours de leur repas, avait employé en lui disant:
– Conquête!… Oui, ceux qui vont au bonheur sont des conquérants!… Oui, le bonheur, c’est la chimère sur laquelle, surgis des rangs mornes d’une humanité résignée, ceux qui sont DES HOMMES se ruent, armés de courage et de ruse, armés de résolution, armés de volonté, décidés à s’offrir en enjeu suprême dans la bataille… Oui, pour étreindre la chimère, il faut la conquérir… elle ne cède qu’à la force du vouloir!… Oui, pour posséder le bonheur, il faut se battre, se battre, seigneur de Ponthus, risquer sa pensée, son cœur, son âme, sa vie… Ah! se battre!
Lorsqu’il fit jour, lorsque maître Grégoire eut rouvert portes et volets, Clother, suivi de Bel-Argent, monta au premier étage et s’arrêta devant l’appartement de Léonor d’Ulloa…
– Puis-je compter sur toi? demanda-t-il.
– Halte! fit Bel-Argent. N’allez pas plus loin. Je vois où le bât vous blesse. J’ai voulu vous tuer, et je vous dirai pourquoi et comment. Pour me punir, vous m’avez pris à votre service, et en quelques jours vous avez fait de moi un homme. Ma vie vous appartient. Quand je me donne, c’est pour longtemps, autant dire toujours. Quant au courage, de Périgueux à Angoulême, vous ne trouveriez pas un damné ruffian de grand chemin qui ne soit prêt à jurer par les cornes de notre Saint-Père que Bel-Argent ne craint ni dieu ni diable. Allez en paix. Ce sera ici ma revanche de la Grâce de Dieu. Celui qui voudra arriver à cette noble dame qui est plus belle encore que la propre fille du bedeau de Brantôme, laquelle devait m’épouser, celui-là, vous pouvez m’en croire, devra d’abord me manger tout cru, et il lui faudra pour cela boire plus d’une dame-jeanne de vernat.
Clother vit que Bel-Argent était sincère et résolu.
Il descendit, rassuré.
Comme il arrivait dans la grande salle, il vit don Juan qui sortait, tout empressé, de la Devinière. À son tour, il franchit la porte de la célèbre auberge, et se mit à descendre la rue Saint-Denis.
La matinée était claire et froide. Les cloches sonnaient à toute volée, le canon grondait. Et il paraît qu’on usa pas mal de poudre en ce matin du Ier janvier 1540, où l’empereur Charles-Quint fit son entrée dans Paris, car, selon ce brave Félibien qui nous décrit cette entrée avec un grand luxe de détails, on ne tira pas moins de huit cents coups de canon.
Du bruit! Du bruit! Il faut, coûte que coûte, beaucoup de bruit sur le passage de ceux qu’on appelle les grands de la terre.
Souvent, il n’y a que du bruit…
La rue s’encombrait de groupes endimanchés, joyeux sans trop savoir de quoi, simplement joyeux, peut-être, à cause du tumulte des cloches et du vacarme de l’artillerie. Et puis, Paris était curieux de voir enfin cet empereur qui faisait une si rude guerre au roi François. Avec son infaillible bon sens, Paris s’étonnait que le plus cruel ennemi du royaume eût eu permission de traverser la terre française. Mais Paris est hospitalier, et magnanime dans son hospitalité. Il se promettait donc de faire bon visage à cet ennemi devenu son hôte, ne fût-ce que pour lui bien montrer qu’on n’avait pas peur de lui. Au total, les Parisiens étaient contents comme ils le sont toujours à toute occasion de descendre dans la rue – fête ou bataille.
Don Juan ne s’occupait guère de cette foule.
En sortant de la Devinière, il alla tout droit au logis de dame Jérôme Dimanche.
La bonne veuve, ayant loué les deux étages et la mansarde de la maison, habitait avec sa fille le rez-de-chaussée composé d’une belle entrée sur rue, d’un parloir des plus convenables et plusieurs chambres.
Clother de Ponthus aperçut don Juan qui entrait chez dame Dimanche avec autant de décision et de précipitation que s’il se fût agi d’une entreprise extrêmement urgente.
– Oh! songea Clother, aurait-il donc l’audace… mais je mettrai dame Dimanche en garde.
Il passa outre, salué respectueusement par le digne Jacquemin Corentin qui attendait son maître et, stoïquement, accueillait de bonne grâce les quolibets dont les gens, au passage, gratifiaient son nez.