– Voilà, murmura Jacquemin, voilà le maître qu’il m’eût fallu pour le repos de mon âme. Tandis que ce vrai gentilhomme est échu à ce misérable Bel-Argent, – un truand que, par quelque matin brumeux, je verrai pendre à la croix du Trahoir. Ainsi va le monde, et la vertu n’est guère récompensée.
Ponthus était loin déjà, et s’en allait où allait la foule… une heure se passa.
Dans le parloir, don Juan achevait d’éblouir la veuve, et si Jacquemin Corentin, à ce moment, fût entré dans le logis de dame Dimanche, voici ce qu’il eût entendu:
– Mon Dieu, bégayait la veuve extasiée, que dire de cela? qui l’eût jamais cru? Ma petite Denise épouser un si riche et si puissant seigneur!
– Pas plus tard que demain! répondait don Juan. Je l’aime, je la veux. Elle sera comtesse, duchesse, tout ce qu’elle voudra:
– Et riche! s’écria la veuve dont les yeux pétillèrent.
– Riche? Elle ne saura que faire de ses richesses, à moins qu’elle ne vous en cède une bonne part que vous méritez, certes.
La veuve baissa les yeux, et soupira:
– Denise est bonne fille. J’espère que, dans la grandeur, elle n’oubliera pas sa mère. Mais, monseigneur, comment croire à ce miracle?
– Miracle d’amour, ma bonne dame! Ce sont les seuls miracles croyables.
– Moi, veuve d’un simple drapier, je verrais ma fille épouse d’un illustre seigneur dont le nom… je ne le sais pas, mon Dieu! Dire que je ne sais pas encore le nom du gentilhomme qui daigne épouser ma fille!
– Mon nom? fit don Juan. Je suis le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton… Connaissez-vous la Bretagne? Corentin y est un nom célèbre.
Oui, voilà ce que le bon Jacquemin Corentin eût entendu. Mais il montait sa faction devant la porte, entouré de cinq ou six gamins qui le contemplaient, et, pouffant de rire, se faisaient part de leur émerveillement.
Une heure encore, le serviteur attendit.
Et enfin, don Juan sortit du logis, tout radieux, et lui dit:
– Jacquemin, tu es… c’est-à-dire, je suis bien heureux: on m’accorde l’adorable Denise, et dans trois jours, je l’épouse!
Corentin, tout étourdi de cette nouvelle, s’écria:
– Vous l’épousez? Mais, monsieur, vous êtes déjà marié!
– En Espagne, Jacquemin, en Espagne! Cela ne compte pas en France!
Ils s’étaient mis en marche, suivant le cours du populaire. Don Juan, railleur, l’œil vif, s’intéressant maintenant à cette foule pittoresque, admirant au passage mainte jolie fille et, parfois, s’arrêtant tout à coup, assombri, pâli soudain, pour murmurer:
– Fou! Triple fou que je suis! Est-ce que j’espère oublier Léonor? Oublier? Ah! misérable cœur, comme je t’arracherais de ma poitrine pour avoir ainsi blasphémé!…
– Monsieur, disait Jacquemin perplexe, il est possible que vous ayez raison, vu que vous savez lire les livres, et que tel mariage espagnol vous laisse libre de contracter tel autre mariage français…
– Eh bien, de quoi te plains-tu, en ce cas?
– Moi? Je ne me plains pas… ce n’est pas moi qui me marie.
– Oh… Tu vois bien!
– Donc, monsieur, vous allez donner votre illustre nom – l’un des vingt-quatre de Séville – à la fille d’un drapier. J’ai connu son père quand j’étais marmiton à la Devinière. Il tenait boutique à l’enseigne des Ciseaux d’Or. C’était un homme gros et triste et qui voyait la vie en noir et disait que tout allait de mal en pis, vu que dame Dimanche le battait comme plâtre. Monsieur, j’ai remarqué une chose…
– Dis toujours. Aujourd’hui, tu as droit de parler… à la veille de ton bonheur…
– Mon bonheur?…
– Je veux dire le mien, bélître! mais parle.
– Eh bien, j’ai remarqué que les philosophes qui se plaignent toujours de la tristesse de la vie et soutiennent que l’existence humaine est des plus amères sont généralement cocus et battus…
– Cocus? Tu crois?…
– Et battus! C’est ce qui leur fait voir le monde de travers. Pour en revenir à vos amours, vos nouvelles amours, qui eût dit au triste drapier qu’un jour sa fille porterait l’un des plus beaux noms d’Espagne!…
– Hé! fit don Juan. Où diable prends-tu que je veuille donner mon nom à ma jolie Denise? Je l’aime assez pour l’épouser, mais pas au point de lui offrir mon nom!…
Corentin s’arrêta net, tandis que son maître continuait d’avancer, et, tout ébahi de ce qu’il venait d’entendre, loucha anxieusement sur la pointe de son nez.
– Mais, monsieur! s’écria-t-il enfin, en France, quand on épouse, on donne son nom à sa femme!
– Qu’est-ce qui lui prend, à ce godiche? s’écria une belle fille qui reçut l’apostrophe en plein visage. Hohé, Martin! En voilà un qui parle de m’épouser, qu’en penses-tu?
Martin, solide gaillard, s’avança très menaçant sur Corentin, et gronda:
– Elle n’est pas pour ton nez, grand flandrin du diable!
L’infortuné Corentin se hâta d’allonger ses échasses, rejoignit don Juan, et, tenace:
– Monsieur, répéta-t-il, je vous jure que quand on se marie, en France, on donne son nom à sa femme qui a le droit de le porter toujours. Usage incommode pour vous, j’en conviens.
Don Juan fixa un étrange regard sur Corentin, et prononça gravement:
– Alors, toi, quand tu te maries, tu donnes ton nom à celle que tu épouses?
– Moi! Mais, monsieur, jamais je ne me marie!
– En es-tu bien sûr? fit don Juan.
Et son rire fantastique éclata.
Jacquemin trembla. La bizarre question le rendit tout mélancolique. L’infernal rire lui donna le frisson. De lugubres pensées l’agitèrent. Il songea:
– Ce rire me tuera. Au service de don Juan, je serai damné, c’est sûr. Mais je dois risquer cela pour le fils de don Luis Tenorio… Bon! le voilà qui pleure à force de rire!
Don Juan ne pleurait pas de rire.
Avec plus de puissance évocatrice, il contemplait Léonor. Elle était là! Elle marchait devant lui dans cette foule! Ses bras se tendirent. Un sanglot râla dans sa gorge. Ce n’était pas Léonor! Elle ne vivait que dans son imagination. Il balbutia:
– Où es-tu, Léonor?… Hélas! où est mon âme? Où est mon cœur? Léonor, où donc es-tu?…
Cependant, Clother de Ponthus, suivant le cours de ces ruisseaux d’humanité que formaient les rues, avait été se perdre dans ce grand fleuve qu’était la rue Saint-Antoine.
Une multitude chatoyante et clinquante, parmi de mouvants remous, roulait lentement sur la chaussée, bourgeois en habits de fête, grosses commères bavardes, jolies filles tâchant à se garer, avec de petites mines effarouchées, vaste bourdonnement que dominait le grondement du canon, tandis qu’au loin, vers la porte Saint-Antoine, montait l’immense clameur des vivats, foule joyeuse, curieuse, moqueuse, à travers laquelle, agitant leurs sonnettes, se frayaient un passage les marchandes d’oublies et de flans, les vendeurs de vin épicé et d’hydromel…
Clother de Ponthus cherchait une place d’où il pût bien voir le cortège impérial qui, à ce moment même, venait de franchir la porte Saint-Antoine.