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C’est à peine s’il avait entrevu don Sanche d’Ulloa lorsque celui-ci l’avait relevé, mourant, à la «Grâce de Dieu» et l’avait fait transporter dans une chambre de paysans.

Mais l’expressive physionomie du Commandeur s’était gravée dans son esprit, et il se faisait fort de le reconnaître dans l’escorte.

Moyennant une pièce de monnaie, il prit place au premier rang de l’une des nombreuses estrades que d’adroits spéculateurs avaient élevées sur les deux bords de la rue.

Et là, dévoré d’impatience, il attendit.

Avec quels battements de cœur il attendit que passât devant lui le père de Léonor!

Son regard se porta sur cette mer humaine qui roulait des flots houleux et déferlait à ses pieds. Il écouta cet énorme et sourd grondement qui est la respiration des océans et des foules.

Et soudain, au loin, vers la porte Saint-Antoine, il eut la vision d’un large rang d’éblouissants cavaliers d’où s’élançait au ciel une fanfare de triomphe… Et, levant haut les instruments de cuivre aux oriflammes fleurdelisées, c’étaient les trompettes du roi qui ouvraient la marche… c’était l’impérial cortège qui entrait dans Paris, prestigieuse apparition de richesse et de grandeur, éclatante mêlée des costumes comme nous n’en voyons plus, héroïque décoration de rêve, théâtrale figuration à jamais disparue dans les brumes des siècles morts…

Et une formidable acclamation du peuple ébloui gronda, roula, monta dans l’air…

Et il sembla à Clother que les trompettes, les vivats, les rumeurs, les clameurs enfiévrées s’unissaient, se fondaient pour jeter à son cœur un cri unique:

– Le Commandeur! Voici venir le Commandeur! Voici venir le père de celle que j’aime!…

XXII LE COMMANDEUR

C’était vraiment une de ces somptueuses mises en scène d’où débordait l’amour de l’art, où éclatait le sens d’élégance et de splendeur de ces âges où l’on fouillait chaque pierre de cathédrale pour en faire un chef-d’œuvre, où une serrure devenait un travail d’orfèvrerie, où les velours et la soie en leurs plus chatoyantes couleurs concouraient à vêtir les hommes, où l’inutile enfin primait l’utile, où le rêve écrasait la réalité…

C’était Nancey à la tête des gardes, c’était le grand-prévôt suivi de ses archers, c’étaient les Suisses de la garde du roi, à pied, et puis les hérauts d’armes.

Alors, traînée sur un char tout vêtu d’étoffe d’or, venait la statue d’Hercule offerte à l’empereur par la Ville de Paris; elle avait six pieds de haut et était en argent massif.

Puis, les sergents de ville en robe de livrée, portant sur le bras, le symbolique navire d’argent. Défilaient alors en bon ordre, les crieurs, les vendeurs, courtiers, déchargeurs, mesureurs, briseurs, porteurs de sel, mouleurs de bois, mesureurs de charbon et de blé, tous en robe mi-partie bleu et rouge, et à pied.

Voici alors les cent arquebusiers de la Ville, précédés de leurs trompettes, clairons et tambours, et enseignes déployées. Ils étaient suivis de l’éblouissante apparition des soixante arbalétriers en satin blanc, sur des chevaux bardés de rouge, et des quatre-vingt-quatre nobles en casaques de velours brodées et passementées d’or, le pourpoint orné d’une profusion de pierreries.

Et puis les huit sergents précédant le prévôt des marchands et les échevins en robe cramoisie, et le receveur en satin, et les conseillers en soie jaune, et les seize quarteniers en satin tanné, et les audienciers, nu-tête, escortant la haquenée blanche caparaçonnée d’or qui portait le coffre où se trouvaient enfermés les sceaux de l’État.

Deux cents gentilshommes passèrent, chargés de diamants et rubis à leurs toques et à leurs pourpoints, troupe somptueuse qui précédait le grand écuyer de l’empereur et le grand chambellan du roi (le duc de Guise). Autre troupe non moins somptueuse, mais plus grave, flamboyante et presque sinistre: douze cardinaux ouvrant la marche au seigneur de Montmorency, connétable et grand-maître de France, tout seul, l’épée nue, dans un large espace.

Et enfin, l’empereur!…

Il était à cheval sous un immense dais de velours porté par vingt-quatre élus des corps de métiers: draperie, mercerie, pelleterie, épicerie, boutonnerie, orfèvrerie…

Charles-Quint, vêtu de noir, sombre tache dans l’éblouissement de l’ambiance, tout raide, tout pâle, ne semblait rien entendre des acclamations de ce Paris hospitalier, ne rien voir des splendides tapisseries appendues à toutes les maisons, qui semblaient, elles aussi, s’être vêtues de magnificence pour le saluer au passage.

Sur ces foules hérissées de gestes accueillants, il jetait son glacial et perçant regard de vautour habitué à juger la proie, et il était la formidable et vaine figuration de l’Orgueil… il était l’Empereur.

À sa droite, il avait le dauphin de France, à sa gauche, le duc d’Orléans.

Derrière le dais, venaient Nevers, Vendôme, Lorraine, Albe, Egmont, puis le Commandeur don Sanche d’Ulloa, puis une foule de seigneurs français entourant et fêtant de leur mieux les seigneurs espagnols de l’escorte.

À droite du Commandeur Ulloa, chevauchait Amauri, comte de Loraydan…

Nous l’avons vu, ce personnage, nous l’avons vu sortir de Paris pour se rendre à Poitiers, et suivre pas à pas Clother de Ponthus jusqu’au castel situé aux abords de Brantôme…

Nous avons assisté au marché conclu avec les deux sacripants de grande route: Jean Poterne et Bel-Argent…

Qu’avait fait Amauri de Loraydan depuis la minute où il paya douze cents livres ces deux braves qui s’étaient chargés d’occire en douceur et sans trop le faire crier, le sire Clother de Ponthus?

Loraydan avait de la bravoure. Pauvre, il se fût battu avec Clother jusqu’à ce qu’il le tuât ou en fût tué… Mais Loraydan était devenu riche! Loraydan avait reçu cent mille livres de Turquand! Loraydan avait reçu de François Ier formelle promesse d’une haute charge à la cour… peut-être celle de Montmorency lui-même… la charge de grand-maître! Loraydan voyait s’ouvrir devant lui une vie de luxe, de puissance et de splendeur!…

Il résultait de tout cela que Loraydan voulait vivre!

Vivre pour être admiré!

Vivre pour dominer!

Vivre pour posséder Bérengère!…

Richesse, gloire, amour… les pôles magnétiques vers quoi se tendent les espoirs de l’homme!

Ayant payé douze cents livres le meurtre de Clother, Loraydan voulut s’assurer que les deux malandrins étaient d’honnêtes gens capables de gagner scrupuleusement leur argent. Il s’éloigna, revint, repartit pour revenir encore, – bref, pendant deux jours, il rôda autour de la seigneurie des Ponthus.

Le soir du deuxième jour, sur la route, devant l’auberge même où avait eu lieu l’attaque, il rencontra Jean Poterne. D’un sombre regard, il interrogea le truand. Simplement, Jean Poterne répondit:

– C’est fait, monseigneur!

Loraydan tressaillit et pâlit un peu. Peut-être était-ce le remords, ou peut-être la joie d’être débarrassé à jamais de cet homme qu’il haïssait de toute son âme haineuse et qui lui avait prouvé à l’hôtel d’Arronces qu’il lui serait un redoutable adversaire. Il murmura: