Ce Jacques Aubriot donc, a raconté, sous la foi du serment:
1° Qu’il avait vu entrer dans le vestibule de son maître le Commandeur d’Ulloa immédiatement suivi du seigneur Juan Tenorio que, vu son attitude et sa physionomie espagnole, il avait pris pour un proche parent dudit Commandeur.
2° Que, sur l’injonction du seigneur Juan Tenorio, lui, Jacques Aubriot, s’était retiré dans l’intention de s’aller coucher, car il se faisait tard, et la grosse horloge du Temple avait déjà sonné neuf heures.
3° Qu’il était donc monté à sa chambre, située dans les combles de l’hôtel, et que, fort tranquillement, il avait commencé de défaire ses aiguillettes en songeant à cette pesante tristesse qui, toute la journée, avait accablé son nouveau maître, M. d’Ulloa, lequel, dit-il, ne semblait être entré pour la première fois, ce jour-là, dans l’hôtel d’Arronces que pour y pleurer et s’y lamenter en compagnie de sa fille.
4° Que, tout en songeant à ces choses et en bâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de son pourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissement lointain; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucune raison valable, il avait conclu: Il y a quelqu’un qui pleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut que j’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’était précipitamment rhabillé.
5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte de terreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamais ressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueur froide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que ce gémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, et qu’il s’était dit aussitôt: «Aille à la grille qui voudra; moi, je ne bouge pas.»
6° Qu’ayant pris cette résolution de ne pas sortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgré lui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie de prononcer ces paroles: «Il faut aller ouvrir à celle qui attend à la grille de l’hôtel…»
7° Qu’il était descendu, avait longé en toute hâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avait vu une femme et lui avait demandé: «Est-ce vous, madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi?» Et que cette dame lui avait répondu: «Non, ce n’est pas moi. Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici, ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instant auprès de Léonor d’Ulloa.»
8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sans essayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue la moindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût été parfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marché devant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit, en lui montrant la porte de la salle d’honneur: «Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un de leurs proches parents qui vient d’arriver…» Sur quoi, il était remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’y mettre en prières.
Tel est le récit que, sous la foi du serment, a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces. Et nous n’avons rien à y ajouter.
XXV LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN
Le matin de ce 1er janvier, nous avons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame Jérôme Dimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine. Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèle Jacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec la petite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’en souvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation du brave Corentin.
En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’était marié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois – opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus, la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacquemin entrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’il devait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher ou tout au moins l’estrapade au temps de François Ier. Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré que celui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol ne pouvait empêcher un mariage français.
Quant à don Juan, il ne concevait aucune inquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il ne pensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rue Saint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouver Clother de Ponthus.
Comme Clother s’était placé au premier rang de l’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas de peine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi de Corentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi que don Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et du Commandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examiner Amauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureuse haine que le comte portait à Clother.
Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeur s’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.
Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait à marcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.
– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire. Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu me troublerais.
– Oui, dit Corentin avec amertume, à cause de ma vertu…
– Non, imbécile, à cause de ton nez qui me fait remarquer!
Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seul avec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant de Paris, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau de cet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles, si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet que d’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dans le vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pour comprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut être enfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’y incorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à une rumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Il était un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymes qui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec la foule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains, décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace, – et lorsque le dernier hallebardier du cortège fut passé, avec la foule, il demeura convaincu qu’il venait d’écrire une page d’histoire – ce qui, d’ailleurs, était exact.
Le cortège étant passé, Corentin se dirigea lentement vers la Grève, se demandant s’il n’allait pas maintenant se transporter au Parvis, afin d’assister, du dehors, au Te Deum qui allait se chanter à Notre-Dame, et recommencer les mêmes cris, les mêmes vivats, les mêmes gesticulations de ses longs bras.
Un craquement terrible, soudain, sur sa droite… et une grande clameur…
Une estrade noire de monde s’écroulait!…
Jacquemin Corentin fit un bond vers cette chose qui oscillait et s’abattait et arriva juste à temps pour saisir, dans la frénétique gesticulation de ses longs bras, une jeune fille qui, sans cette soudaine intervention, eût été s’écraser parmi les débris de madriers.