La fille, éperdument, se cramponna au cou et aux épaules du bon Corentin, puis tout aussitôt s’évanouit dans ses bras.
Il y eut un grand tumulte.
Des groupes fervents s’empressèrent à relever les blessés, à déblayer les ruines de l’estrade, avec cette généreuse et prompte ardeur qu’on voit toujours au peuple en ces occasions.
Jacquemin se retira de la multitude, assez embarrassé de son fardeau, avisa une auberge, y entra, déposa la jeune fille sur une chaise, et lui fit boire un cordial.
Alors seulement, comme elle rouvrait les yeux, il eut loisir de la reconnaître et eut un léger cri de surprise.
– La fille du drapier! songea-t-il. La petite Denise! Celle-là même que mon maître veut épouser sous trois jours… car il est toujours très pressé en ces sortes de besognes…
Et comme avait dit Amauri de Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, comme devait dire aussi don Juan le soir de ce jour, Jacquemin Corentin murmura:
– Ô destinée, voici de tes coups! C’est Jacquemin Corentin qui sauve la fiancée de don Juan Tenorio!…
Et avec l’intonation spéciale au badaud parisien, il ajouta:
– Par exemple, c’en est un, de hasard!…
Denise, disons-nous, ouvrit les yeux, reconnut le valet de ce grand seigneur qui ne parlait de rien moins que de l’épouser, et elle le remercia avec effusion.
Hasard!… Jacquemin Corentin avait dit: hasard!…
Hasard? Soit. Nous ne voyons pas pourquoi nous irions contredire ce brave garçon, mais… n’avait-il pas dit aussi: Destinée?…
Destinée?… Hasard?… Le lecteur peut conclure: nous devons nous borner à conter l’aventure telle qu’elle se développa.
Jacquemin, donc, offrit à Denise de la reconduire jusqu’à la rue Saint-Denis, et elle accepta avec reconnaissance. Il lui proposa de s’appuyer sur son bras, et elle y consentit avec sa grâce ingénue. Il est vrai que, l’ayant regardé à la dérobée, le nez de son sauveur la fit sourire. Mais ce ne fut pas un méchant sourire de moquerie. Soit qu’elle eût trop bon cœur, soit que le service qu’on venait de lui rendre fût trop frais encore, soit pour tout autre motif enfin, il parut à Denise que ce nez, au bout du compte, n’était pas si désagréable à voir.
Nous croyons avoir dit que ce nez ne déparait pas le visage méditatif pour lequel la nature semblait l’avoir fait tout exprès.
Jacquemin s’aperçut bien vite qu’il inspirait quelque sympathie à la jolie Denise.
– Ah! songea-t-il, si ce n’était mon nez!… Comme je demanderais à cette charmante demoiselle la permission de l’embrasser! Mais mon nez me défend de telles effusions. Et puis, que dis-je! Que dirait don Juan! Il me rouerait! Va, va, mon pauvre Corentin, elle n’est pas pour ton nez, comme disait ce mécréant qui me menaça de ses robustes poings.
Nous devons ici ouvrir une parenthèse pour informer le lecteur que dame Jérôme Dimanche, après le départ de Juan Tenorio, s’était empressée de mander par-devant elle sa fille Denise, et, la serrant dans ses bras, lui avait, non sans larmes et soupirs, appris qu’un grand seigneur, un comte breton, s’appelant le sire Jacquemin de Corentin, lui faisait l’insigne honneur de la vouloir comme épouse.
Denise qui, cachée derrière une porte, avait assisté à l’entretien de sa mère avec le seigneur en question, n’en fit pas moins l’étonnée.
Mais, fine mouche, subtile Parisienne qu’elle était, elle ne croyait qu’à demi à cet inconcevable honneur qui l’attendait. L’enthousiasme de sa mère la fit un peu sourire, et elle se répéta ce qu’elle avait dit à ce grand seigneur lui-même, en la salle de la Devinière:
– Ce sont jeux de prince! Je ne suis qu’une toute petite bourgeoise, et mes visées ne doivent point porter si haut. Si c’était vrai, pourtant!
Son sein palpita. Elle évoqua la charmante figure de don Juan et se dit que ce serait là le plus joli mari qu’elle pût rêver, oubliant déjà la distance qui la séparait de lui.
Heureusement, le carillon du clocher vint l’arracher à son rêve, et elle rappela à dame Jérôme Dimanche qu’elle voulait aller voir avec deux ou trois amies de la rue Saint-Denis la magnifique entrée du roi des Espagnes. Puis, légère comme un oiseau, elle avait pris son vol vers la rue Saint-Antoine: nous avons vu comment elle échappa à une mort presque certaine, happée qu’elle fut, au passage, par les immenses bras de Jacquemin Corentin.
– Parlez-moi de votre maître, dit doucement Denise, lorsque ayant quitté la rue Saint-Antoine, ils se trouvèrent loin de la foule et du tumulte.
– Ah! dit Jacquemin, c’est un bien noble seigneur. Il est l’un des vingt-quatre de Séville.
– De sept villes? Ah! ce sont sans doute des villes de Bretagne?
– De Bretagne?
– Sans doute, fit naturellement Denise, puisque le seigneur Jacquemin de Corentin est comte breton…
Jacquemin loucha terriblement sur le bout de son nez, et s’arrêta court.
Denise baissa la tête. Son rêve lui remontait au cerveau; soit qu’elle se trouvât encore sous le coup de l’émotion, soit que le bon Jacquemin lui inspirât confiance, elle éprouva le besoin, l’irrésistible besoin d’ouvrir son cœur, et elle murmura:
– Je crois… oui, je crois bien que j’aime Jacquemin!
Jacquemin se redressa sur ses échasses, se pencha sur Denise, ouvrit toutes grandes ses oreilles, et, stupéfait, ahuri, pas très loin de croire à quelque magie, demanda:
– Vous dites que vous aimez… Jacquemin?
– Oui, balbutia-t-elle. C’est sans doute bien osé à moi de vous le dire?…
– Jacquemin Corentin?… Vous l’aimez? Vous dites que vous l’aimez?…
– C’est mal, peut-être?… il est si grand!
– Heu! la grandeur ne fait rien à la chose, dit Jacquemin qui tenta – inutilement, d’ailleurs – de se rapetisser quelque peu. Mais, dites-moi, que pensez-vous de son nez?
– Son nez?…
– Oui. Je vous préviens qu’il est très chatouilleux sur la question du nez et qu’il n’aime guère s’entendre dire qu’il a le nez mal fait.
– Ce n’est certes pas moi qui le lui dirai, vu que je trouve son nez le mieux fait du monde!
Jacquemin, cette fois, loucha avec tendresse sur le bout de son nez et songea:
– Tiens, tiens, la petite rouée!… Elle m’aime. Et elle prend le plus ingénieux détour pour m’en faire l’aveu. Par le Ciel! comme dirait don Juan qui m’eût dit cela! C’est don Juan qui la demande et c’est moi qu’elle aime!… Jacquemin Corentin rival de Juan Tenorio, le bourreau des cœurs!… Par exemple, c’en est une d’aventure!…
– Dites-moi, reprenait Denise, est-ce qu’il est bon?… Parlez-moi de son cœur, dites…
– Oui, oui, pensa Jacquemin, je vais te parler de son cœur. Quelle petite rusée! Elle veut que je fasse semblant de croire qu’il ne s’agit pas de moi, et que je parle de moi-même comme s’il s’agissait d’un autre. Vous voulez, reprit-il, que je vous parle du cœur de Jacquemin Corentin?
– Jacquemin de Corentin! rectifia naturellement Denise.