– Elle m’anoblit pour me flatter, se dit Corentin. Eh bien, sachez que c’est le cœur le plus doux, le plus tendre. Un cœur. Un vrai cœur. Un cœur tout neuf et qui n’a jamais aimé…
– Oh! fit Denise en souriant, cela vous plaît à dire… mais bien fait comme il est…
– Il est certain que Corentin n’est point désagréable à voir, j’en conviens.
– Et vous me dites qu’il n’a jamais aimé? Est-ce croyable?
– J’en réponds. Jamais il n’a embrassé une femme, noble ou vilaine, jeune ou vieille, c’est-à-dire jamais il n’a pu. À telles enseignes qu’il perça jadis un sac plein de son…
Denise considéra Jacquemin avec effarement. L’affaire du sac de son jadis percé lui fut une de ces nébuleuses histoires qu’il vaut mieux ne pas tenter d’éclaircir.
– C’est un bien bon garçon, se dit-elle, mais il a l’esprit bizarre. C’est peut-être à cause de son nez?
– Alors, continua tendrement Jacquemin, vous ne voyez pas de mal à ce qu’il vous aime?
– Oh! non, dit naïvement Denise. Aucun mal, certes. Vous pouvez en être sûr. Mais comment croire qu’un aussi haut personnage se soit épris de ma petite personne?
– Eh! laissons là sa hauteur. Je conviens qu’il est un peu haut sur ses jambes, mais je puis vous assurer qu’il se fera petit, tout petit pour vous plaire!
Et Jacquemin, pliant sur ses échasses, tenta de donner sur-le-champ une idée de ce que serait cette petitesse à laquelle il se vantait de descendre à son gré.
– Comme il est bon! soupira Denise. Et riche? Dites-moi. Est-il riche?…
Jacquemin fut attristé, et une inquiétude le saisit, en même temps qu’un peu de mépris lui venait:
– Ah! pensa-t-il. Voilà ce qui lui tient au cœur. La richesse? Riche? Heu! Il possède bien douze carolus d’or, voilà ce que je puis vous dire…
– Qu’est-ce qu’un carolus? Ce doit être une bien grosse somme, dites?… Combien d’écus faut-il pour faire un carolus? Des milliers, peut-être?… Et vous dites qu’il en a douze?
– Douze bien comptés. Et en or pur! Il lui fallut des années pour les amasser.
– Il est donc riche. Mais peu m’importe. Ce n’est pas à son or que j’en veux. C’est pour lui-même que je veux l’aimer… pour sa bonté, pour sa noblesse!
– Quelle joie! s’écria Jacquemin dans un transport! Ah! c’en est une, d’aventure! Un conte! Un vrai conte!…
– Un comte breton. Oh! je sais qu’il est noble comme le roi. Cela se voit assez à son air et à ses manières.
– Vous croyez? fit Corentin. Au fait, c’est bien possible. Comme le roi! C’est un peu trop, tout de même…
– Oh! C’est une manière de parler, dit Denise.
– C’est bien ainsi que je l’entends, fit modestement Jacquemin.
Ils étaient arrivés devant la porte de dame Jérôme Dimanche.
Denise, gentiment, se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et tendit sa joue:
– Vous m’avez sauvée, dit-elle. Et puis… vous m’avez parlé de Jacquemin en des termes qui m’ont été au cœur. Vous pouvez donc m’embrasser…
– Moi? fit Jacquemin épouvanté. Que… je vous embrasse?
– Oui, fit-elle toute souriante, et toute rose. Vous en avez bien le droit…
– Le droit! Le droit! songea Corentin exaspéré. Je le crois bien, puisqu’elle m’aime! Le droit, oui! Mais la possibilité?…
– Eh bien? acheva Denise, vous n’osez pas? Je vous permets d’oser, allez!
– Remettons! fit précipitamment Jacquemin. Remettons, je vous en supplie! Je vous embrasserai plus tard… tenez… oui, tenez, après le mariage!
– Soit! dit Denise en riant. Je vous dois donc un baiser, et vous le promets de grand cœur pour le jour du mariage… dans trois jours!
Là-dessus, elle eut un joli geste d’adieu qui acheva de griser Corentin, et de lui tournebouler la cervelle, – et elle disparut légèrement dans le logis.
Corentin demeura là un bon quart d’heure, planté sur ses échasses, méditant, louchant, soupirant, invectivant son nez qui le privait du plaisir d’embrasser sa fiancée…
Enfin, il entra à l’auberge de la Devinière, s’assit à une table dans le coin le plus sombre, se fit apporter un flacon de vin, et se mit à boire en méditant sur cette si jolie aventure à laquelle il n’osait croire.
– Ma fiancée! se disait-il. J’ai une fiancée! Moi, Jacquemin Corentin! Il s’est trouvé une fille, une jolie fille pour m’aimer! Moi!… Pour me préférer à don Juan Tenorio!… Moi!… quelle aventure!… Mais que va dire le seigneur Juan quand il saura que ce n’est pas lui qu’on épouse, mais moi, moi, dis-je! Moi, Jacquemin Corentin! C’est moi qu’elle veut! Par le ciel et la terre! par l’air et le feu! par les saints! par l’enfer! par le pape! je la veux épouser sous trois jours, au nez de mon maître!…
Ce mot le ramena à son propre nez sur lequel il se mit à loucher tantôt avec complaisance, tantôt avec tristesse, tantôt avec rage, tantôt avec attendrissement.
Vers la troisième bouteille, Jacquemin Corentin en était à plaindre don Juan.
– Pauvre diable! se disait-il. Quel chagrin pour lui. Ce que je fais là n’est pas d’un loyal serviteur. Mais tant pis! En amour, chacun pour soi, que diable!
La journée se passa en pensées agréables et projets d’avenir.
Jacquemin Corentin dîna et soupa de fort bon appétit, puis continua de boire.
Le soir vint.
Il commença à vider une nouvelle série de flacons.
À la cinquième bouteille de cette nouvelle série, Jacquemin se disait:
– Mais pourquoi m’appelle-t-elle Jacquemin de Corentin? Pourquoi veut-elle que je sois comte breton?… Au fait, pourquoi ne serais-je pas noble, moi aussi?… Noble? Soit. Mais breton?… Pourquoi breton?…
Corentin commença avec lui-même une longue et diffuse discussion sur la question de savoir si décidément il était Parisien de la rue de Saint-Denis, comme il l’avait toujours cru, ou si, par hasard, il n’était pas né en Bretagne.
– Et pourquoi ne serais-je pas de Bretagne? On rencontre à chaque instant de fort honnêtes gens qui sont de ce pays, et nul ne songe à s’en étonner. Ah çà! pourquoi m’étonnerais-je si fort d’être de Bretagne?… Le fait est que je l’ai toujours ignoré, mais enfin ce n’est pas une raison… On peut bien être Breton sans le savoir…
Ce fut à ce moment que Juan Tenorio rentra à la Devinière. Ce fut, disons-nous, à ce moment que Jacquemin Corentin se leva à la grâce de Dieu, et allant tant bien que mal à son maître, lui dit en bredouillant:
– Ah! monsieur, j’ai du nouveau à vous apprendre… une étrange nouvelle à vous annoncer!
– Qui t’a permis de t’enivrer? dit don Juan.
– Monsieur, dit Jacquemin, je ne suis pas ivre; c’est l’étonnement qui me brise les jambes, c’est la joie qui me tourne la tête. Et, d’abord, apprenez que je ne suis pas natif de la rue Saint-Denis comme je vous l’ai toujours dit, mais de la Bretagne. Je suis Jacquemin de Corentin, comte breton…
– Ah! ah! fit don Juan qui examina attentivement son digne serviteur. Qui t’a appris cela?…
– Qui?… Ma fiancée elle-même… Monsieur, je ne me connais ni père ni mère… Pourquoi ne serais-je pas de Bretagne, moi?