– Jamais elle ne saura… murmura-t-il.
Et presque aussitôt, dans un tressaillement, il ajouta:
– Et moi, jamais je ne saurai le nom et l’histoire de ma mère!…
C’est ainsi que rêvait Clother de Ponthus, tantôt assis dans un des fauteuils, tantôt allant et venant à travers la chambre. Parfois une sombre fureur s’emparait de lui. Et alors, à nouveau, il essayait d’ébranler la porte. Parfois il tombait dans une sorte de somnolence dont il se réveillait tout à coup dans un frisson.
Peu à peu, toutes ces réflexions de son esprit lucide s’embuèrent, se firent moins précises, et enfin se dissipèrent. Peu à peu aussi, ces images qu’il avait évoquées devinrent plus vagues, s’éloignèrent et s’évanouirent, Léonor elle-même se retira de lui.
Clother ne pensait plus…
Clother ne savait plus si un monde vivant existait hors de cette tombe.
Clother ne vivait plus par le sentiment, mais seulement par la sensation d’une souffrance atroce qui, lentement, devenait son unique préoccupation…
La faim!… La soif!…
Tout s’abolit en lui, hormis cette sensation. Il lui parut alors qu’il se trouvait très faible et qu’il avait de la peine à se tenir debout. Puis, la force même de penser diminua, et il souhaita d’abréger son agonie. Quelquefois, seulement, il se disait:
– Il doit y avoir plusieurs heures déjà que je suis enfermé ici. Je ne savais pas que la faim et la soif, si rapidement puissent abattre un homme…
Abréger son agonie!…
Les sinistres paroles de Loraydan venaient l’assaillir, de plus en plus distinctes et impérieuses, à mesure que sa pensée s’affaiblissait.
Un moment vint où Clother de Ponthus, d’une main hésitante, chercha sa dague à sa ceinture… un moment vint où il la tira du fourreau, et où, du bout de son doigt, il en essaya la pointe… un moment vint où l’idée fulgura en lui qu’il devait lever cette dague sur lui-même et se frapper avant qu’il ne fût trop tard pour ses forces épuisées…
XXVII LA FORTUNE DE LORAYDAN
Amauri de Loraydan ayant jeté à Clother de Ponthus le sombre adieu que nous avons dit se tint immobile près de la porte, pendant plus d’une heure. À demi penché, hagard, la sueur au front, il écouta les allées et venues de son ennemi. Lorsque Clother tenta d’ébranler la porte, Amauri, vivement, tira son épée. Mais bientôt, essayant de sourire, il la remit au fourreau: il savait bien que pour enfoncer cette solide porte de chêne épais et bardé de fer, il eût fallu plusieurs hommes armés de haches…
Cette pièce où il venait d’enfermer Clother avait été, en effet, au temps de la splendeur des Loraydan, le réduit où ils cachaient leur or, leurs pierreries, leurs richesses: toutes précautions avaient donc été prises pour que l’unique entrée n’en pût être forcée.
– Le dernier trésor des Loraydan est en lieu sûr, se dit Amauri avec un soupir.
Et doucement, sur la pointe des pieds, il se retira, refermant soigneusement toutes les portes dont il retirait les clefs. Ces clefs, il les porta dans sa chambre et les enferma dans un coffre.
Alors, il s’essuya le front.
Machinalement, il se regarda dans une glace, et se vit livide.
Il tressaillit…
Il lui sembla qu’il ne se reconnaissait pas. Ce visage dur, ces yeux hagards, cette bouche aux lèvres serrées, oui, tout cela offrait bien quelque ressemblance avec le Loraydan qu’il connaissait. Mais était-ce bien lui?…
– Un visage d’assassin! dit-il tout haut.
Puis, haussant les épaules, il se détourna. Puis il se regarda encore, se défia, s’insulta.
– Ose donc te regarder! Tu dis assassin? Pourquoi pas? Qu’appelle-t-on crime? Est-ce que cet homme n’était pas criminel pour moi, puisqu’il pouvait détruire mon bonheur? Assassin, soit! S’il le faut, d’autres périront! Malheur! malheur à qui me tombe sous la main!…
Il grinçait des dents. Ses nerfs se tendaient à le faire souffrir.
Peu à peu, il se calma.
Longtemps, il demeura pensif. Et parfois il prêtait l’oreille comme s’il eût craint d’entendre quelque appel désespéré, quelque hurlement, quelque gémissement lointain.
– Les murs sont épais, dit-il. Épaisse est la porte. Non, je n’entendrai rien. Nul n’entendra!…
Il redescendit, appela Brisard, lui jeta un louche regard, le sonda.
– Ce gentilhomme qui tout à l’heure est entré avec moi, dit-il, et qui… qui vient de s’en aller… car tu l’as vu s’en aller, n’est-ce pas?
– Oui, monsieur, dit Brisard.
– Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?…
– Oui, monsieur! dit Brisard.
Loraydan frémit… Il se sentit s’affaiblir. Il mâchonna un juron, saisit Brisard par le cou.
– Misérable! gronda-t-il, tu l’as vu?…
– Puisque monsieur le comte dit que je l’ai vu, c’est que je l’ai vu! Si monsieur le comte dit que je ne l’ai pas vu, c’est que je ne l’ai pas vu…
Loraydan respira. Il eut un étrange regard pour le valet – la machine dressée à le servir sans penser, sans parler…
– C’est juste, dit-il avec une sorte de gaieté. Eh bien, tu l’as vu. S’il revient, tu lui diras de venir me rejoindre au Louvre où je l’attends.
Brisard s’inclina.
Loraydan fouilla dans sa bourse, d’un doigt hésitant. Et Brisard frémit de stupeur.
– Il veut me donner de l’argent? Lui! à moi! quel miracle!… Loraydan, brusquement, renfonça sa bourse.
– Non! murmura-t-il. Ce serait faiblesse, et ce drôle pourrait croire que j’ai peur…
Il s’en alla, d’un pas tranquille – trop tranquille.
– À la bonne heure! fit Brisard. Je me disais bien aussi… Quant au gentilhomme en question, non, non et non, je ne l’ai pas vu sortir. Où diable peut-il être?
Brisard, quelques minutes, médita sur cette question, et conclut:
– Qu’est-ce que cela peut me faire? De quoi diable vais-je me mêler? L’homme est sorti ou n’est pas sorti. Cela ne me regarde pas, moi.
Amauri sortit de l’hôtel, la tête baissée, songeant à des choses confuses. Devant sa porte, dans le chemin, il se heurta à quelqu’un arrêté là, et gronda: «Gare donc, manant!» Le quelqu’un se recula sans rien dire.
Loraydan traversa Paris en fête, car la fête continuait: le peuple se réjouissait de la joie de ses maîtres, ne pouvant se réjouir de ses propres joies: il en a toujours été ainsi, et longtemps encore il en sera de même. Beaucoup de maisons étaient pavoisées de belles tapisseries. À un carrefour, on représentait un beau mystère sur un théâtre, qui avait été élevé tout exprès par la confrérie. En d’autres endroits, des jongleurs et bateleurs faisaient des tours d’adresse ou de force, récompensés ensuite par les pièces de menue monnaie que les spectateurs en plein vent leur jetaient. Non loin du Louvre, une fontaine avait été dressée; elle représentait un Bacchus assis sur une tonne, et de cette tonne, le vin coulait, surveillé par deux sergents qui empêchaient qu’on en emportât dans des brocs; seulement, en buvait qui voulait, au moyen d’un gobelet attaché par une chaînette d’acier.