Aussitôt, dans les antichambres, le long des escaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations et de rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan était grand favori: plus d’un courtisan se rappela soudain qu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours été l’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelque parenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, le cœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopait vers la fortune!
Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut un tressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là, quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vague sentiment dura peu; les dents serrées, le regard enflammé, Loraydan songea: Malheur à qui se trouve sur mon chemin! Malheur à qui me tombe sous la main!
Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta un rapide regard sur le logis Turquand.
La fenêtre aux vitraux coloriés était entr’ouverte.
Et là, mise en valeur par la masse d’ombre du fond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut une soudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision de vierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait une tendresse passionnée…
Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.
– Qu’elle est belle! pensa-t-il. Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect!
Lentement, longuement, il s’inclina, salua d’un grand geste empli de respect…
Quand il se redressa, Bérengère avait disparu, et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre. Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied à terre.
– Oui, murmura-t-il tout haletant, elle est belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais, par l’enfer, je ne serai pas sa dupe! Et en attendant… celui qui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est à jamais perdu pour elle!… Pour le reste, nous verrons bien!
Il vit alors avec surprise que la grille de l’hôtel d’Arronces était ouverte.
Il attacha son cheval à l’un des barreaux, et s’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe de serviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vint à sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.
– De la part de Sa Majesté le roi! dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que je dois l’entretenir sur l’heure même.
L’intendant s’inclina respectueusement, et dit avec une sorte de solennité:
– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéira plus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. le Commandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel. M. le Commandeur d’Ulloa est mort!…
Loraydan eut un mouvement de stupeur:
– Mort!… Le Commandeur est mort!…
Jacques Aubriot s’inclina. Loraydan continua:
– Hier encore si vigoureux!… Quel mal inconnu a pu, si rapidement…
– Ce mal porte un nom bien connu, dit l’intendant. Cela s’appelle une dague: M. le Commandeur d’Ulloa a été égorgé…
– Égorgé! s’exclama le comte. Où! Quand! Par qui?…
– Où? Dans la salle d’honneur de l’hôtel. Quand? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Par qui? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous dira Mme Léonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vous conduise à elle, car vous venez au nom du roi!
Loraydan, d’un signe de tête, refusa cette offre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sauta pour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. La rage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’il en oubliait jusqu’à Bérengère. Mort! Le Commandeur était mort!… Et morte aussi la fortune de Loraydan, peut-être! Tout son rêve de puissance n’était-il pas échafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirs du roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appui qu’il apportait au roi! Non, le Commandeur ne pourrait plus peser sur les décisions de Charles-Quint! Non, Loraydan ne pourrait plus se prévaloir de ce secours puissant et inespéré!…
– Destinée! grondait-il, destinée maudite, destinée jalouse de ma fortune! Que faire? que dire, maintenant?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe ne croira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa? Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier! Ne pouvait-il attendre à demain, à ce soir!… Non! Il a fallu… gare! gare, par l’enfer!
Il y avait des cris, des menaces, des fuites éperdues devant lui. Il arriva au Louvre ayant à peine daigné s’apercevoir qu’il avait renversé deux femmes et un enfant…
XXVIII LE FIANCÉ DE LÉONOR
Une heure plus tard, une cavalcade traversait Paris, se dirigeant vers le Temple; c’étaient l’empereur Charles et le roi François, escortés d’une quinzaine de gentilshommes parmi lesquels se trouvait le comte de Loraydan. Le peuple cria «Noël» et applaudit les deux monarques, tout fier et attendri qu’il était de les voir se montrer dans les rues en aussi simple appareil. Peut-être Paris sut-il plus de gré au roi et à l’empereur de cette promenade sans apparat que de la pompe et de la magnificence du cortège de la veille. Ainsi, parfois, le hasard sert des grands de la terre, et leur octroie, sans qu’ils l’aient cherchée, cette popularité après laquelle, d’une course éperdue, ils s’élancent.
Cette cavalcade, disons-nous, s’arrêta devant l’hôtel d’Arronces dans lequel Charles-Quint, François Ier et Loraydan pénétrèrent seuls. Loraydan courait en avant pour prévenir les gens de l’hôtel, il y eut une rumeur, de rapides allées et venues, et les serviteurs, en double haie, vinrent se ranger sur les marches du perron.
Comme les deux sires arrivaient au pied de ce perron Léonor apparut.
Elle était vêtue de deuil, c’est-à-dire de blanc et noir, couverte du voile des orphelines; elle était bien pâle de la terrible nuit qu’elle venait de passer, et ses yeux disaient combien elle avait pleuré. Comme elle était touchante, et si jolie, et si gracieuse en sa digne attitude de douleur contenue, de noblesse naturelle, de respectueuse déférence pour de tels visiteurs!…
François Ier ne put retenir un léger cri d’admiration.
Quant à Charles-Quint, il monta rapidement les degrés, saisit dans ses bras la fille du Commandeur au moment où elle s’inclinait, et l’embrassant paternellement:
– La douleur, dit-il avec une réelle émotion, la douleur est aussi forte pour moi que pour vous. Léonor d’Ulloa, vous perdez un père qui vous aimait tendrement. Je perds un ami fidèle, le plus ferme soutien de l’Empire, le plus brave sur les champs de bataille, le plus avisé dans les ambassades, le plus loyal, le plus sincère dans le conseil, et pour tout dire, presque un frère.
Ces hautes marques de la faveur impériale, Léonor les reçut avec une charmante dignité. «Sembla una reyna hermosa», avaient dit ses serviteurs dans le vieux palais de la Commanderie, à Séville. Et il semblait vraiment que ce fût une reine accueillant l’hommage impérial pour la mémoire de son père, beaucoup plus que pour elle-même. Elle était reine selon le sens gracieux et noble que l’imagination populaire, souvent plus généreuse que la réalité, accorde à ce mot. Elle était reine par la sincérité de sa douleur, la pureté de son âme, la splendeur de sa beauté, la lucidité de son intelligence.