Nous avons dû noter la pensée qui se dressa dans l’esprit de Léonor et de Loraydan au moment où Charles-Quint leur ordonna d’approcher. En réalité, s’il y eut une hésitation chez ces deux personnages, elle ne put être remarquée, car tous deux obéirent dans l’instant même.
L’empereur prit la main de Léonor, et dit:
– Ma fille, le Commandeur d’Ulloa m’a désigné votre époux. «Le voici: un noble cœur, un esprit prompt et vif, un bras intrépide, un gentilhomme digne en tout de la fille de Sanche d’Ulloa: le comte Amauri de Loraydan. Prenez votre temps, ma fille: que demain, les funérailles du Commandeur se fassent avec toute la solennité nécessaire. Dans trois jours, avant mon départ de Paris, votre mariage se fera, et je m’en irai tranquille, ayant accompli le vœu de votre père, ayant confié votre bonheur à un loyal gentilhomme français…»
Léonor pâlit.
Elle s’inclina, se courba, et, d’une voix ferme:
– Sire, dit-elle, je ne saurais trouver les paroles capables d’exprimer ma gratitude pour votre magnanime Majesté. Daignez pourtant me permettre de vous dire humblement le vœu de mon cœur.
– Parlez sans crainte, mon enfant. Toute l’affection que j’avais pour mon brave compagnon, je veux la reporter entière sur ses enfants.
Léonor demeura courbée, et parla avec cette fermeté sous laquelle se percevait une violente émotion:
– Sire, en ce qui concerne les funérailles de mon père, je désire qu’elles se fassent en toute simplicité. Un sarcophage sera dressé dans la chapelle de cet hôtel. C’est là que reposera le Commandeur jusqu’au jour où je pourrai le faire transporter à Séville, où il prendra place dans le tombeau de nos aïeux, en la chapelle du couvent de Saint-François.
– Votre volonté sera respectée, mon enfant. C’est donc à Séville qu’auront lieu les funérailles solennelles de votre père. Qu’en attendant ce jour, il soit déposé au tombeau provisoire que vous lui préparez en l’hôtel d’Arronces. Est-ce tout?
Léonor frissonna. Son sein se souleva. Une fugitive vision se dressa dans son imagination… et c’était un jeune cavalier qui hardiment se battait pour elle et qui, avec une sorte de timidité, lui demandait la permission de l’escorter, de la protéger…
Ses yeux s’emplirent de larmes.
– Sire, dit-elle, en ce qui concerne l’hôtel d’Arronces généreusement octroyé à mon père, je désire qu’il fasse retour à Sa Majesté le roi de France, je désire n’en conserver la propriété que jusqu’au jour où je pourrai faire transporter en Andalousie le corps de mon père…
– Oh! murmura Charles-Quint, qu’est-ce donc à dire? Le Commandeur m’a formellement indiqué qu’il voulait que cet hôtel fit partie de votre dot, Léonor. Ce sera donc à votre époux, le comte de Loraydan, de décider sur ce point. Est-ce tout?
– Non, sire. Mon père m’a dit que Votre Majesté avait résolu, en récompense de ses longs services, d’assurer ma dotation pour le jour de mon mariage. Sire, je vous supplie humblement de me permettre de refuser cette offre généreuse. Sire, je n’ai besoin d’autre dot que celle qui payera mon entrée au couvent des Franciscaines de Séville. Sire, il n’y a pas de mariage possible pour moi, car j’ai résolu de me donner à Dieu…
François Ier eut un mouvement d’impatience. Le comte de Loraydan demeura incliné, mais réprima un tressaillement de joie. Charles-Quint fronça les sourcils.
– Léonor, dit-il avec une certaine rudesse, vous allez contre le vœu de votre père; ce n’est point la coutume des filles d’Espagne. Quant à moi, par Notre-Dame, quoi qu’il puisse m’en coûter de ne pas accueillir votre désir, je tiendrai ma parole au Commandeur. Ce mariage se fera donc. Cependant, je ne veux rien précipiter. Remettons de quelques jours l’accomplissement du vœu de mon brave Ulloa. Si je suis loin de Paris, Sa Majesté le roi de France me remplacera en cette occasion et assurera une union qui répond si bien aux désirs de tous…
Charles-Quint se tourna vers François Ier.
– Certes, dit celui-ci. Je serai heureux d’assurer moi-même le bonheur de la fille du Commandeur à qui je dois une véritable reconnaissance. Le mariage projeté se fera donc, j’y engage ma parole.
– Votre main, comte de Loraydan! dit Charles-Quint.
Amauri tendit sa main, et nul n’eût pu croire qu’il n’était pas, à cette minute, au comble du bonheur.
– Votre main, Léonor d’Ulloa! ajouta l’empereur.
Défaillante, l’âme désespérée, Léonor tendit sa main tremblante.
Ces deux mains, Charles-Quint les mit l’une dans l’autre et il dit:
– Vous êtes fiancés. Sa Majesté le roi de France choisira et vous indiquera le jour où devra se célébrer le mariage. Dans sa haute bienveillance, il vient de consentir à veiller lui-même à cela.
– Je m’y engage à nouveau! dit François Ier.
– Comte de Loraydan, je me charge de votre fortune, de concert avec la bienveillance royale qui, je crois, vous est tout acquise. Léonor, en obéissant au vœu de votre père et à mon ordre, soyez certaine que vous assurez votre bonheur. Adieu une dernière fois, mon brave Ulloa, ajouta l’empereur en se tournant vers le lit funèbre. Sois-moi témoin que j’ai fidèlement exécuté ta volonté…
Et il se dirigea vers la porte, suivi de François Ier, de Loraydan et de Léonor.
C’est ainsi que furent célébrées les fiançailles d’Amauri, comte de Loraydan, et de Léonor d’Ulloa.
Dans le vestibule, Charles-Quint s’arrêta et prononça:
– Nous avons maintenant à traiter une importante question… Conduisez-nous, Léonor. Venez, monsieur de Loraydan. Ce qui va être dit vous intéresse, puisque vous êtes de la famille.
Léonor, avec un empressement pour ainsi dire passif, Léonor, toute blanche de cette détresse de son cœur venant s’ajouter à sa filiale désolation, Léonor ouvrit une porte, et fit entrer ses hôtes dans un petit salon. Aucun de ces personnages ne remarqua que François Ier eut un profond soupir en entrant dans ce réduit dont on avait respecté l’ancienne décoration; aucun ne remarqua que ses yeux se troublaient, et nul ne l’entendit murmurer tout bas un nom… un nom de femme… le nom de la femme qu’il avait aimée, jadis.
Charles-Quint et François Ier prirent place en des fauteuils, tandis que Léonor et Loraydan demeuraient debout.
– Maintenant, dit l’empereur, nous devons savoir comment les choses se sont passées. Nous devons savoir par qui le Commandeur a été tué, afin qu’un juste châtiment vienne frapper le criminel, quel qu’il soit. Parlez, dona Léonor, dites ce que vous savez. Le nom du scélérat, d’abord?
– Sire, dit Léonor, mon père a été tué par Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, noble homme de Grenade et Séville…
– Ah! fit l’empereur. J’ai entendu parler du père en fort bons termes. Don Luis Tenorio était un bon serviteur. Je savais qu’il avait laissé un fils, mais j’ignorais que ce fils se trouvât à Paris.
Et brusquement:
– Mais vous-même, Léonor, qu’êtes-vous venue faire à Paris?
Léonor frissonna. Son fier visage pâlit encore et ses mains tremblèrent légèrement. Tout ce qu’il y avait de bravoure dans ce cœur de vierge se mit en garde. Tout ce qu’il y avait en elle de pur orgueil se révolta à la pensée qu’il faudrait raconter comment et pourquoi Christa était morte! Et, qu’elle-même, Léonor, était persécutée par la passion de celui qui avait fait mourir sa sœur.