Bel-Argent, donc, avait suivi Clother de Ponthus lorsque celui-ci était sorti de son logis de la rue Saint-Denis pour se rendre à l’hôtel d’Arronces. Bel-Argent avait assisté à la soudaine rencontre de Clother avec Amauri de Loraydan. Bel-Argent avait immédiatement reconnu l’homme qui l’avait payé aux abords du castel de Ponthus, ou tout au moins qui avait payé Jean Poterne, afin que ledit Jean Poterne, aidé de lui, Bel-Argent, expédiât le plus vite possible dans un monde meilleur ce bon M. de Ponthus. Bel-Argent avait craint d’être reconnu par le comte de Loraydan, bien que, de sacripant, il se fût fait honnête homme, car il se disait que ce changement d’état dont il se glorifiait n’avait peut-être pas amené un changement notable sur sa figure. Bel-Argent, disons-nous, au moment de la rencontre, s’était prudemment reculé jusqu’au détour du chemin de la Corderie, s’était éclipsé dans la rue du Temple, et, pour plus de précaution, s’était terré dans un cabaret borgne où les soldats de garde au château venaient boire, jouer aux dés et lutiner les pauvres filles qui, le soir venu, y cherchaient un refuge contre la morale publique représentée par le guet.
Bel-Argent, qui était l’ennemi déclaré de Jacquemin Corentin, avait du moins un point de ressemblance avec lui: c’était sa passion immodérée pour les flacons où s’enferme la liqueur qu’en ces temps lointains les buveurs avaient le droit d’appeler jus de la grappe – droit que nos mœurs plus raffinées et plus chimiques leur ont retiré. En effet, ce n’est plus guère que dans les romans et les chansons à boire que le jus de la grappe persiste à vivre, tout étonné de cette survivance qui ne répond plus qu’à des réalités bien pâles et, pour parler net, bien mensongères.
En ces temps, donc, le vin – bon ou mauvais – était du vin; à cause de cela, sans doute, il ne coûtait pas cher. Bel-Argent se promit de vider un flacon, et tout aussitôt de courir après son maître. Il en but trois… plus d’une heure s’écoula.
Lorsqu’il sortit du cabaret en question, en raidissant sa marche, lorsqu’il reprit pied dans le chemin de la Corderie:
– C’est étonnant, dit-il. Je ne suis pourtant resté qu’une minute en ce lieu, et n’y ai bu qu’un gobelet de pauvre vin. Et déjà le sire de Ponthus a disparu. Que peut-il bien être devenu?
Il était justement arrêté devant l’hôtel Loraydan dont le portail était resté entrebâillé.
Il méditait sur cette disparition de son maître qu’il trouvait si prompte – le temps d’un gobelet à peine!
Tout à coup ces mots lui parvinrent distinctement:
– Tu l’as vu! Tu l’as vu sortir! le gentilhomme qui était avec moi, tu l’as vu s’en aller?…
Bel-Argent écouta sans la comprendre l’étrange conversation qui eut lieu entre Amauri de Loraydan et son valet Brisard. Et, tout à coup, comme il se grattait le menton pour s’aider à comprendre, il fut heurté par quelqu’un qui lui dit:
– Gare donc, manant!
Bel-Argent allait riposter, il se tut, et soudain se recula, l’homme qui l’apostrophait ainsi, c’était le comte de Loraydan. Amauri continua son chemin sans plus s’occuper du manant. On a vu qu’il se rendait au Louvre.
– Oh! fit Bel-Argent. Il ne m’a pas reconnu? Ce que c’est que de devenir honnête! Mais si je deviens encore un peu plus honnête, je ne me reconnaîtrai donc plus moi-même? Oh! oh! Ce serait trop, tout de même. Arrête, Bel-Argent, arrête-toi sur cette dangereuse pente de vertu… Mais si je ne me trompe, ce digne seigneur qui voulut faire occire M. de Ponthus par Jean Poterne est sorti de cet hôtel… et c’est lui qui disait: «Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir ce gentilhomme?…» De qui? De quoi était-il question?
Encore sous l’influence de ses flacons, Bel-Argent, bravement, pénétra dans la cour de l’hôtel et s’avança en souriant vers Brisard qui le vit venir avec étonnement et le toisa, et l’accueillit d’un rude:
– Que demandez-vous céans?…
– C’est un bien magnifique hôtel, dit Bel-Argent de sa voix la plus agréable.
– L’hôtel de mon maître, M. le comte Amauri de Loraydan. Et après?
– Ce seigneur qui vient de sortir?… C’est M. le comte Amauri de Loraydan?
– Lui-même. Et après?
– M. le comte Amauri de Loraydan est un bien généreux seigneur, puisqu’un jour, à Jean Poterne et à moi, il nous donna douze cents livres.
– Douze cents livres! s’exclama Brisard soudain captivé, intéressé par cet incroyable événement. Eh bien, à moi qui le sers, hors mes gages, jamais il ne m’a… mais qui êtes-vous! Et que demandez-vous?
– Ce cabaret, dit aimablement Bel-Argent, ce cabaret, là, au détour de la rue du Temple, c’est un bien digne cabaret…
– Oui, fit Brisard… le Bel-Argent!
– Plaît-il?…
– Quoi?…
– Vous avez dit mon nom! Vous l’avez dit?
– J’ai dit: l’auberge du Bel-Argent. Après?…
– Mon auberge?
Bel-Argent passa une main sur son front, considéra Brisard avec attention, et se prit à rire. Brisard alla dans un angle de la cour se saisir d’un solide bâton, et revint sur l’intrus en grognant:
– Dehors! Tout de suite!…
Bel-Argent se dandina, et plus souriant que jamais:
– C’est que, dit-il, Bel-Argent, c’est mon nom, à moi! Et vous dites que ce cabaret… heu… on y boit des choses… des choses… Voilà, mon brave!
Brisard fit tournoyer son bâton, et réitéra:
– Dehors! Ou je cogne!…
Et Bel-Argent, de plus en plus aimable:
– Alors… ce gentilhomme… tu l’as vu s’en aller?… Tu l’as vu sortir?…
– Ah! ah! fit Brisard qui abaissa son arme. Tu demandes après ce jeune gentilhomme?
– Sans doute, puisque c’est mon maître… Du moins, je le suppose ainsi. Car si ce n’est mon maître, le sire Clother de Ponthus, qui ce pourrait-il être?
– C’est juste, dit Brisard qui, d’ailleurs, n’avait rien compris à ce raisonnement.
– Alors, tu l’as vu? Dis-le-moi, et foi de Bel-Argent, je t’emmène dans mon cabaret, c’est-à-dire… le cabaret qui me vole mon nom… Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?…
Et tout naturellement Brisard répondit:
– Ma foi non: je l’ai vu entrer, mais je ne l’ai pas vu sortir. (Je ne sais pas pourquoi je me donnerais le mal de mentir à quelqu’un qui n’est qu’un valet comme moi.) Je l’ai donc vu entrer. Mais quand tous les diables y seraient, de l’avoir vu sortir, c’est une autre affaire: je ne l’ai point vu!…
– Je ne comprends pas, dit Bel-Argent. Tu l’as vu… et tu ne l’as point vu… Heu… pas la peine d’essayer de comprendre… c’est trop difficile.
Et résolument:
– Viens-nous-en à mon cabaret, c’est moi qui paye!
Irrésistible était l’invite ainsi formulée. Brisard s’avoua que ce confrère avait d’aimables façons. Il suivit, ferma le portail de l’hôtel, et bientôt les deux héros furent attablés devant un broc tout frais tiré de la cave: Brisard était un fervent habitué du lieu et l’hôtesse le ménageait.
La conversation qui s’engagea fut longue, nébuleuse, de plus en plus inextricable, et lorsque, longtemps après, les deux valets se quittèrent en se promettant de se revoir: