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– Quel bélître! pensait Brisard. Il ne comprend rien à rien. Mais il boit bien…

– L’idiot! se disait Bel-Argent. Plus bête encore que Corentin. Mais il lève bien le coude…

Bel-Argent arriva au logis de la rue Saint-Denis où il fut fort étonné de ne pas retrouver le sire de Ponthus. Il médita longuement sur cette absence qu’il désapprouvait, puis il finit par se dire:

– Bon! Il aura été boire avec le sire de Loraydan. Mais les deux maîtres boivent-ils mieux que les deux valets?

Clother avait cédé à Bel-Argent une petite chambre de son appartement.

C’est dans cette chambre, assis au bord de son lit, que l’ancien routier méditait sur la question de savoir si le seigneur de Ponthus buvait mieux que lui. Ne pouvant arriver à résoudre cet important problème, il finit par s’allonger sur le lit, et tout aussitôt, s’endormit d’un sommeil sans rêves.

Bel-Argent dormit tout le reste de ce jour, toute la nuit, et se réveilla le lendemain aux abords de midi, la tête lourde, l’estomac creux, les idées confuses. Il eut vite fait de se rafraîchir la tête et de se remettre en bon état. Quand il se trouva présentable, il pénétra dans la chambre de son maître, dont il constata l’absence. Il supposa d’abord que M. de Ponthus était déjà sorti sans avoir eu besoin de ses services, mais le lit non défait démentait cette hypothèse…

Bel-Argent passa le reste de ce jour à attendre… mais M. de Ponthus ne revint pas.

La journée du lendemain, Bel-Argent erra dans la rue Saint-Denis et multiplia les stations à la Devinière. Il était inquiet. Mais nous devons dire que cette inquiétude n’allait pas jusqu’à l’émotion. Bel-Argent, parmi tant d’hypothèses, en vint à se dire que le sire de Ponthus avait été tué, peut-être.

– Ma foi, je le regrette, se disait-il avec la rude philosophie des routiers de cette époque. C’était un bon maître. Il payait bien. Pour lui éviter une vilaine estocade j’eusse volontiers risqué de me faire embrocher. S’il est mort, je boirai un flacon en son honneur, et ferai aussi dire une messe pour son repos. Puis, je demanderai au seigneur Juan Tenorio de me prendre à son service. Pour cela, il sera nécessaire que je me mette au mieux avec le damné Jacquemin Corentin. Mais que peut-il être devenu, celui-là aussi?

Ni Jacquemin Corentin, ni Clother de Ponthus ne reparurent.

En revanche, Bel-Argent se trouva soudain nez à nez avec Juan Tenorio, voici comme:

Le matin du quatrième jour à compter du moment où Clother de Ponthus, sur l’invitation de son mortel ennemi, était entré à l’hôtel Loraydan, Bel-Argent se réveilla fort maussade, vu que la veille au soir il avait dépensé son dernier écu à l’auberge de la Devinière.

– Si le seigneur de Ponthus ne revient pas aujourd’hui, se dit-il, je suis condamné à mourir de soif, et je ne compte pas la faim. Jacquemin Corentin peut seul me tirer de ce mauvais pas. Il peut me faire agréer par son maître, et même me prêter quelques deniers, si je consens à avouer que son nez est vrai. Voyons donc si ce digne ami est enfin revenu.

Vers dix heures du matin, donc, Bel-Argent descendit, et il ne fut pas peu surpris de voir assemblées devant la porte de dame Jérôme Dimanche quelques commères au bavardage desquelles il s’intéressa aussitôt, car l’une d’elles qui n’était rien moins que l’épicière d’en face affirmait avec autorité:

– Et moi, je vous dis et vous redis qu’il se nomme le seigneur Jacquemin de Corentin et qu’il est comte breton, et qu’il ne connaît pas sa fortune tellement il est riche, à telles enseignes que c’est dame Jérôme Dimanche elle-même qui me l’a dit!

– Ah! s’écria la tripière, en a-t-elle de la chance, cette petite mijaurée de Denise! Ce n’est pas à ma Félicité qu’écherra jamais un lot pareil…

– Seigneur, pas plus qu’à ma fille Ninie, dit la marchande de flans. Et pourtant, Dieu sait que Ninie et Félicité sont plus belles que Denise, et qu’elles vont plus assidûment à messe et vêpres. Ninie surtout qui va sur ses vingt-cinq ans et a fait un vœu à sainte Catherine…

– Le monde va de mal en pis, reprit la tripière avec l’énergie que, de tout temps, a comporté cet aphorisme consolateur. Et le mariage se fait à Saint-Merri…

– Et ce noble seigneur, continua à renseigner l’épicière, a voulu que ce fût une messe basse, et que nul n’assistât à la cérémonie. Dites donc, on aurait pu nous inviter. Nous valons bien la Jérôme Dimanche, veuve d’un drapier…

Bel-Argent ouvrait toutes larges ses oreilles.

– Je continue à ne pas comprendre, se disait-il. Qu’est-ce que le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton?… Qu’est-ce que Saint-Merri? Et la messe basse? Et le mariage? Qui donc se marie?…

– Les voici! Les voici! s’écria le chœur des commères. Bel-Argent ouvrit, cette fois, des yeux énormes, et vit arriver don Juan Tenorio donnant le bras à Denise, et suivi de dame Jérôme Dimanche qui portait les missels. Juan Tenorio était pâle, agité inquiet, et ne s’en empressait pas moins auprès de la pauvre petite à l’oreille de laquelle il semblait dire des choses merveilleuses, que Denise, les yeux baissés, toute souriante et rose écoutait avec ravissement. Quant à la digne veuve, elle rayonnait, sa large face était un soleil d’orgueil.

Ce groupe disparut dans le logis, suivi de près par l’assemblée des commères. Denise fut saisie, poussée de bras en bras, félicitée, complimentée, embrassée, tandis que don Juan, à l’écart, se rongeait d’impatience, et se disait:

– C’est audacieux certes. Mais où est le mal, après tout? Cette petite en sera-t-elle moins heureuse parce que je fus obligé d’emprunter le nom de mon valet pour faire son bonheur?… Je lui eusse donné mon vrai nom: par le ciel, elle le mérite, mais le nom de Juan Tenorio appartient à une autre!… Ce n’est ici qu’une agréable comédie du genre de celles qu’on fait si jolies en Espagne…

Il soupira. Son visage s’assombrit. De fugitives pensées de remords troublèrent cette cervelle. Mais se livrant tout entier à la folie de l’heure présente, il eut un mouvement des épaules et murmura:

– Je dois, par tous les moyens, assurer mon plaisir qui est ma vie. En revanche, je suis tout prêt à en courir les risques. Soyons donc heureux dans cette minute, et advienne que pourra, ma mort même!…

Ce fut à ce moment que Bel-Argent, à son tour, pénétra dans le logis. Don Juan le vit venir, et songea:

– La mort, après tout si elle vient couronner une vie bien remplie, sera la bienvenue. Mais surtout, de par tous les diables d’amour, évitons le ridicule! Que me veut cet imbécile?

Et Bel-Argent, s’inclinant très bas, disait:

– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-il m’apprendre ce qu’est devenu mon maître?

– Que dit-il? s’écrièrent la tripière et la marchande de flans.

– Où prend-il Juan Tenorio? grommela dame Dimanche.

– Juan Tenorio? balbutia Denise en qui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.

Don Juan qui eût accueilli le bourreau par un éclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de la prévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devant Bel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, tout naturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimable sourire:

– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de mon maître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrer votre valet, le bon Jacquemin Corentin…