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– Hé! s’écria don Juan livide, que veux-tu dire, misérable? Ne sais-tu pas que Jacquemin de Corentin, c’est moi-même!

Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puis dans le grand silence qui s’appesantit soudain:

– Vous, monseigneur! Allons donc, je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints! Vous êtes le noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec son nez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passer pour vous, et l’auriez-vous chassé? En ce cas, je suis tout prêt à le remplacer, car…

Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus: ni Denise qui venait de s’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche qui poussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines qui faisaient un tapage assourdissant et criaient: «Au feu! À la hart! À l’imposteur!» Ni enfin don Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandait s’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ou s’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrine du misérable Bel-Argent…

Toutes réflexions faites, il se décida pour ce dernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, il arrangerait tout avec quelque adroit mensonge.

Il dégaina donc, et se rua sur l’infortuné Bel-Argent, en criant plus fort que les commères:

– Oui! oui! À la hart! À l’imposteur! Ah! lâche imposteur! Je vais t’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin de Corentin!…

À ce moment, la pauvre petite Denise reprenait les sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minute où se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyable tragédie, elle entendit Bel-Argent hurler:

– Par la tête! Par le ventre! Par les tripes! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Il est assez reconnaissable à son nez! Mesurez votre nez, seigneur Tenorio, mesurez-le! Et dites-moi si vous avez le nez de Jacquemin Corentin!

– Plus de doute! murmura Denise. Ce nez, je l’ai vu, moi! J’en ai ri, malheureuse! Ah! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude de l’homme au nez! Jacquemin Corentin, c’était lui!…

Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans les bras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles et griffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine qui sauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré et Bel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempart mouvant des furies hurlantes…

En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans la rue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à ses trousses.

Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière de don Juan: il en avait vu bien d’autres, il était de taille à se défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’était point pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était le cauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait les cheveux à pleines mains.

– Je ne comprends pas! bégayait-il. Je ne comprends plus rien à rien! C’est la soif, c’est la faim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou! Je vais être enfermé!

Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et il constata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtait justement devant l’auberge du Bel-Argent. Il se gratta le menton, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps de souffler et conclut:

– Non, je ne comprends pas ce qui s’est passé. Jamais je ne le comprendrai. Autant que je puisse voir clair en cette ténébreuse affaire, ce bélître de Jacquemin Corentin a tenté de se faire passer pour son noble maître, sans doute en vue de quelque vol. Et le seigneur Juan Tenorio a cru que j’étais complice de cette imposture. Voyons. Il me semble bien que c’est cela. Heu!… Est-ce bien cela? Mais que diable faisait en tout ceci dame Jérôme Dimanche? Et la petite Denise? Et les furieuses commères qui, je crois, m’ont voulu occire? Bon. Ne pensons plus à toute cette algarade, ou j’y perdrai le sens. Tâchons de boire pour nous remettre le cœur en place. Oui. Mais qui payera l’écot?… Hé! Ce sera ce brave Brisard. C’est bien son tour, il me semble!…

Quant à don Juan Tenorio, comment il se retrouva ferraillant contre le troupeau des commères qu’il tâchait de tenir en respect, comment il se vit fuyant à toutes jambes dans la rue, vaincu, humilié, mourant de honte à la seule pensée d’être jamais remis en présence de Denise, comment, enfin, il se heurta violemment à quelqu’un qui le traita d’insolent et sur qui, tout écumant de rage, il voulut se jeter l’épée au poing, c’est ce qu’il ne comprit que trop bien, car enfin, il n’avait, lui, aucune raison de ne pas comprendre.

– Perdue! se disait-il en versant des larmes de fureur et de vraie douleur. Perdue, cette adorable petite Denise! Ah! Je sens que je l’aime pour de bon, maintenant! Mais quels diables cornus et maléficieux s’acharnent donc après moi depuis que j’ai mis les pieds à Paris!… Oh! Paris me serait-il moins propice que Séville? Ce ne sera pas! Don Juan aura le dernier mot… Qui êtes-vous, monsieur! Vous portez l’épée? Dégainez, dégainez et vite!…

– Pas ici, monsieur! dit l’inconnu qui l’avait appelé insolent. Ni en ce moment. Tenez-vous, on vous regarde, et on vous prend certainement pour un fou…

Don Juan jeta un regard autour de lui, et vit en effet que des gens le considéraient avec étonnement. Il reprit son sang-froid, assura son épée à son côté, se découvrit et salua avec toute sa grâce. Mais dans le mouvement qu’il exécuta ainsi, sa main, machinalement se porta à sa ceinture, et il pâlit, et, interrompant soudain ses évolutions, il grinça:

– Enfer! J’ai l’enfer à mes trousses!…

– Que vous arrive-t-il donc? demanda l’inconnu avec un sourire goguenard, exempt de toute aménité.

– Il m’arrive par tous les saints! par tous les diables! il m’arrive que ma bourse de cuir, tandis que je courais, s’est détachée de ma ceinture!…

– Eh bien?… Vous la remplacerez aisément, je pense…

– Cette bourse contenait tout ce que je possède d’argent, et…

Don Juan rougit et pâlit coup sur coup.

– Oh! murmura-t-il en se redressant. Est-ce toi, don Juan? Est-ce toi qui avoues ta pauvreté au premier venu?

– Tout ce que je possède en cette ville, reprit-il fièrement. Car là où est ma maison, j’ai de quoi remplacer mille et mille fois les deux cents pauvres ducats d’or que je viens de perdre. Ne parlons plus de cette misère, monsieur, et venons au fait: vous avez, en me parlant, employé un terme que je ne saurais répéter sinon pour vous le renvoyer. Retirez-vous le mot? Faites vite et séparons-nous bons amis. Le maintenez-vous? J’attends alors que vous me disiez votre nom et me suiviez ensuite sous ces peupliers des bords de la Seine, où nous serons très à l’aise pour nous entr’égorger loin des fâcheux…

– Monsieur, dit l’inconnu, à votre air, je vois que vous êtes un accompli gentilhomme. C’est donc avec infiniment de regret que je me vois dans la nécessité de ne pas retirer le méchant terme qui m’a échappé et qui vous offense justement. J’en suis marri vraiment, mais jamais le comte Amauri de Loraydan n’a retiré ni une louange, ni une offense… aussi peu justifiées qu’elles pussent être, et je me plais à reconnaître qu’en l’occurrence, l’offense que je suis forcé de maintenir me paraît aussi peu justifiée que possible.