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– Il n’y a que vous, seigneur Juan, pour payer royalement des ballerines telles que nous…

Et les folles disparurent dans un bruissement de soie, gazouillant et riant.

Ils reprirent leurs places, Canniedo, Girenna, Veladar, Zafra, tous les quatre à un même côté de la table, Juan Tenorio tout seul sur l’autre bord – singulière disposition imaginée peut-être pour lui faire honneur. Et maintenant, une invisible musique versait ses langoureuses harmonies dans la salle, la grande salle à manger du palais Canniedo, imposante avec ses luxueux dressoirs en citronnier incrusté d’orfèvreries, ses aiguières de vermeil, ses tapisseries à fil d’or, ses cristaux taillés à Venise, ses statues de marbre portant des corbeilles de fleurs et de fruits rares. Sous la direction d’un majordome armé de sa baguette d’ébène, des valets chamarrés s’activaient silencieusement au service.

Il était plus de quatre heures, et voici qu’elle touchait à sa conclusion, cette fête donnée à Juan Tenorio pour honorer le dernier jour de son aventureuse indépendance, pour magnifier son abdication, pour célébrer son renoncement à une royauté d’amour que nul n’avait pu songer à lui contester. Et don Juan disait:

– Rodrigue, l’officier qui a élaboré l’impériale ordonnance de ce festin, est un pur artiste! il faut que tu l’appelles ici: ma chaîne d’or est à lui! Mais…

– Tu fais erreur, interrompit Canniedo. Penses-tu donc que nous aurions confié à un subalterne le soin de dresser le plan d’une telle journée, quand c’est de toi qu’il s’agissait… de toi!

– C’est donc à ton génie que je bois, Rodrigue! Sois fier: tu as étonné don Juan! Mais…

– Tu n’y es pas, interrompit encore Canniedo. J’établis ici une vérité historique: mes nobles compagnons ne m’eussent pas laissé agir seul, cette fête est notre œuvre commune… est-ce vrai, seigneurs?

Girenna, Veladar, Zafra s’inclinèrent avec une gravité cérémonieuse. Mais reprenant vite leur gaie insouciance:

– Tu es notre hôte à tous les quatre! dit Veladar en riant. À ta santé, Juan Tenorio!

– Tu nous appartiens à parts égales, ajouta Zafra en riant plus fort. À ta santé, Juan Tenorio!

– Ma part contre une galiote chargée d’or je ne la cède pas! conclut Girenna. À ta santé, Juan Tenorio!

– À vos santés, mes chers hôtes, princes en élégante magnificence! Donc, je dis bien, j’ai admiré les romances de vos chanteurs, et la grâce de vos ballerines, et ces musiques me charment parce qu’elles m’évoquent d’irréalisables songes. Honneur à ces divines grappes de muscat glacé, et gloire, mes hôtes, gloire à la fée inconnue qui fut capable de pétrir ces voluptueuses pâtisseries, gloire à la seigneuriale cave qui recèle ces alicantes parfumés, ces lumineux xérès, mais… mais… si j’osais…

– Ose. Tenorio, dis-nous la faute que nous avons pu commettre…

Les yeux brillaient. Les visages prenaient des teintes de rose vif. Et les cervelles s’échauffaient…

– Une faute, vous l’avez dit! reprit don Juan d’un accent de conviction et comme s’il eût parlé d’un dogme; une faute impardonnable que je n’ai jamais commise, moi, toutes les fois que j’ai eu à traiter de vrais amis – et que pourtant je vous pardonne, car le plaisir est une difficile science à laquelle bien peu sont en état de prétendre. À vos santés, chers seigneurs… Voici ce qui manque ici: le soleil! le soleil des yeux féminins qui eût dû illuminer votre œuvre!

Ils éclatèrent de rire, et les coupes, joyeusement, se touchèrent. Zafra s’écria:

– Eh quoi, Juan! La veille même de ton mariage?…

– Et pourtant, ajouta Canniedo, tu aimes sûrement celle que demain tu épouses?…

– Je l’adore, répondit don Juan avec exaltation. Par ce qu’il y a de plus sacré au monde, son bonheur m’est plus cher que la vie. Mais comment un cœur d’homme pourrait-il n’avoir qu’une fenêtre ouverte sur le ciel? Dites, mes hôtes, dans la rue, dois-je détourner mon regard de cette duchesse qui passe, belle comme une déesse du mont Ida, ou de cette servante qui, sur la tête, porte sa jarre d’eau fraîche, avec un geste arrondi de son bras nu, qui la fait pareille à une canéphore de cette fête athénienne?

– Juan! Juan Tenorio, serais-tu païen?

– Païen ou chrétien, qu’importe? Une minute, elles sont à moi, elles appartiennent à mes yeux qui savent… qui ont appris à regarder. Sans elles, la rue était grise et triste. Elles paraissent et tout est lumière…

– Ah! Juan Tenorio, cher Juan! De nous tous, c’est toi le plus sage!

– Le plus sage ou le plus fou, qu’importe? Mais pensez, chers seigneurs, pensez au rêveur qui atteint la chimère et, parce qu’elle se brise entre ses doigts, s’élance vers une autre chimère. Pensez au demi-dieu à la recherche d’un nouveau fruit d’or toujours plus suave que le dernier cueilli et dérobé au jardin des Hespérides. Pensez au chevalier qui, à peine un horizon franchi, se met en marche vers le mirage d’un plus lointain horizon…

– Juan! Juan! C’est une légende que tu nous contes-là!

– Légende ou réalité, qu’importe? Mais avouez, mes nobles hôtes, avouez que tout homme est un peu ce chevalier, ce demi-dieu, ce rêveur. Avouez que nul ne baisse les yeux pour ne pas voir la beauté qui passe. Avouez que le rêve qui se lève alors est le même dans tous les cœurs des fils de la terre. Avouez que ce qui me distingue de vous, et cela seulement, c’est que j’ose, moi, ce que vous n’osez pas oser, c’est que j’engage mon effort à tenter de faire vivre ce rêve que vous cachez, vous, parce que vous en avez peur!

Les rires fusèrent plus joyeux. Les exclamations se croisèrent en feu d’artifice. Les applaudissements crépitèrent. Et le majordome impassible désigna les nouveaux flacons qu’il fallait apporter sur la table.

– Juan, tu dois nous dire combien de ces rêves tu as fait vivre!

– On prétend que tu as dressé une liste, une fabuleuse liste où noblesse, peuple et bourgeoisie figurent sans se jalouser, où se mêlent à l’aventure Navarraises, Madrilènes, Andalouses!

– La liste existe. C’est un fait. Mais Juan la cache en un meuble secret!

– Juan, à défaut de la liste, il faut que tu nous montres ce fameux meuble!

Don Juan posa la main sur son cœur, et dit:

– Le voici…

Il y eut un tressaillement. Les quatre se jetèrent un regard bizarre. Mais les rires éclatèrent de plus belle.

– Juan! Juan! Nous devrons donc t’ouvrir le cœur pour y lire la liste?

– Non, non! Juan lui-même va nous la détailler, et nous dire les noms!

– Les noms? fit don Juan! Oh! les noms sont morts, les noms sont descendus à l’éternel oubli. Il n’y a là de vivantes que leurs chères figures… vivantes tant que je vivrai.

– Mais, au moins, dis-nous combien elles sont! Le nombre qui se chuchote est incroyable!…

– Oui, oui! Juan, tu vas nous avouer le vrai nombre!

– Silence! cria Canniedo. Vous allez savoir!

Il frappa sur un timbre, et la musique, aussitôt, entra dans une ritournelle très douce, développée sur un thème de plaintes. Invisible comme l’orchestre, d’une voix passionnée, une femme se mit à chanter des stances dont voici l’approximative traduction:

«-… Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qu’il a suivies, par les tièdes soirées – qui l’avons vu se mettre à deux genoux – qui avons entendu ses serments? – Heureuses folles enivrées de son amour – sommes-nous dix, sommes-nous vingt?