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Tenorio salua, sourit et, gracieux, redevenu don Juan:

– Par Dieu, monsieur, vous avez une façon d’offenser les gens qui sent d’une lieue son parfait gentilhomme, et je vois que don Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, grand d’Espagne, l’un des vingt-quatre de Séville, aura plaisir et honneur à être tué par le comte Amauri de Loraydan, ou à le tuer.

– Don Juan Tenorio! murmura sourdement Amauri de Loraydan.

– Lui-même! fit don Juan. Quoi de surprenant à cela, je vous prie?

Et, fronçant le sourciclass="underline"

– Par l’enfer! songea-t-il, est-ce qu’après avoir si mal réussi à faire accepter mon nom de Jacquemin Corentin, je vais maintenant me voir dénier mon nom de Juan Tenorio?

– Juan Tenorio! se disait Loraydan. Le même que, par ordre, je dois chercher, provoquer et tuer… tuer pour venger le Commandeur Ulloa!… Ne suis-je pas, toujours par ordre, de la famille d’Ulloa? continua-t-il avec amertume. Je dois chercher Juan Tenorio: il est trouvé. Le provoquer: c’est fait. Le tuer: ceci reste à faire, mais… mais… est-ce bien utile?… Est-ce que je tiens à épouser Léonor d’Ulloa, moi?… Est-ce que mon intérêt, à moi, n’est pas justement de ménager la vie de Juan Tenorio qui, lui, tient à épouser la senora, comme dit Sa Majesté le roi des Espagnes?

– Que diable peut-il bien méditer? se demandait don Juan qui, de plus en plus, se redressait. Monsieur, dit-il, je dois, à mon grand chagrin, vous avouer que la patience est peut-être une vertu théologale, mais que, pour mon malheur… ou celui des autres, je n’en fais qu’un très sobre usage.

– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, dit brusquement Loraydan. Le fait est que notre rencontre ne saurait se terminer simplement par un coup d’épée donné ou reçu. Monsieur, ajouta-t-il avec une gravité qui donna le frisson à don Juan, j’ai à vous parler de choses qui ne sauraient être dites dans la rue. À la suite de notre entretien monsieur, ou nous serons des ennemis mortels, et il faudra que l’un de nous tue l’autre, ou nous serons unis par plus et mieux qu’une indissoluble amitié… Vous connaissez l’hôtel d’Arronces… ne vous étonnez pas, ne vous irritez pas, tout cela vous semblera très clair. Vous connaissez donc le chemin de la Corderie. L ’hôtel de Loraydan monsieur, est le premier que vous trouverez dans le chemin, en débouchant de la rue du Temple. Voulez-vous me faire l’honneur de vous y trouver après-demain, à midi, pour y traiter avec moi de questions qui vous touchent infiniment? Songez-y, monsieur, c’est de votre bonheur ou de votre malheur qu’il s’agit… de votre mort ou de votre vie…

Don Juan se mit à rire de ce rire frais et sonore qui semblait fait de naïveté gracieuse, et il dit:

– S’agirait-il d’amour?

Loraydan le regarde en face, et répondit:

– C’est justement ce que je voulais dire!

– Alors je suis votre homme. Après-demain à midi, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hôtel Loraydan. – Bonheur, malheur, vie ou mort… voilà de bien grands mots! Je n’en use qu’avec discrétion. Amour, monsieur, amour! Voilà le mot définitif qui vaut qu’on laisse refroidir une querelle telle que la nôtre, et que je me dérange jusqu’au chemin de la Corderie. À après-demain monsieur!

– Je compte sur votre visite, dit gravement Amauri. Un dernier mot, seigneur Juan Tenorio, ou plutôt un conseil, si vous le permettez…

– Faites donc! s’empressa don Juan. Rien n’est plus utile que le conseil d’un bon ennemi.

– Celui-ci, monsieur, est un conseil d’ami: Jusqu’à après-demain, enfermez-vous dans votre logis. Si vous sortez, ne le faites qu’à la nuit noire. Si on vient vous demander, faites répondre que vous êtes reparti pour l’Espagne. Surtout, oh! surtout cela, quand vous viendrez après-demain à mon hôtel, faites que personne ne vous puisse reconnaître, que nul ne sache que Juan Tenorio est entré chez Amauri de Loraydan!

Sur ces mots, le comte de Loraydan salua don Juan tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Et les deux futurs alliés – ou futurs ennemis selon ce que le sort en déciderait – tirèrent chacun de son côté, Loraydan se dirigeant vers le Louvre, et Tenorio s’en retournant tout droit à la Devinière où, selon le conseil qu’on venait de lui donner, il s’enferma dans sa chambre.

Ce fut ainsi qu’échoua l’audacieuse tentative de don Juan sur la pauvre petite Denise. Ce fut ainsi que cette charmante enfant fut sauvée du danger de devenir l’épouse d’un polygame. Ce fut, disons-nous, grâce à l’intervention de Bel-Argent que fut démasquée l’impudente imposture.

Nous avions donc raison de penser que Bel-Argent méritait son chapitre à lui tout seul…

XXX PUISQU’IL EST QUESTION DE BEL-ARGENT…

Et, puisque nous parlons de ce sacripant si utilement employé par le destin à sauver la vertu et à démasquer le crime, voyons un peu ce qu’il devenait.

Après sa halte contemplative devant le cabaret de la rue du Temple, Bel-Argent, affamé et assoiffé, s’était résolument dirigé vers l’hôtel Loraydan dans l’intention de rappeler à Brisard qu’une politesse en vaut une autre, c’est-à-dire dans l’intention de mettre ledit Brisard en demeure de le désaltérer.

Ayant trouvé le portail de l’hôtel entr’ouvert, il se glissa dans la cour et aperçut Brisard qui, en toute conscience et de toute sa vigueur, s’appliquait à faire reluire un harnachement de cheval.

Bel-Argent s’approcha et, tranquillement, demanda:

– Alors, tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?

Brisard sursauta et se retourna en criant:

– Non! non! Je ne l’ai… Ah! fit-il calmé soudain, c’est toi, mon digne Bel-Argent?

– Non, dit Bel-Argent, laconique.

– Ce n’est pas toi? Ce n’est pas toi? Qui es-tu alors?

– Je suis Sans-Argent. J’ai changé de nom. Cela m’ennuyait de porter toujours le même.

– Ah! ah! fit Brisard qui voyait s’évanouir le rêve d’une seconde visite au cabaret borgne et qui témoigna aussitôt une légitime défiance.

Bel-Argent constata immédiatement cette défiance, mais il avait plus d’une corde à son arc.

– Passe-moi ce harnais de bride, fit-il. Je vais te montrer comment on fait reluire un cuir… on voit bien que tu n’as pas fait campagne!

Et Bel-Argent se mit à cirer, à frotter, à astiquer de façon à donner à Brisard la plus haute idée de son savoir-faire. Cette haute idée, Brisard la traduisit d’ailleurs en abandonnant à Bel-Argent tout le harnachement qu’il avait charge de nettoyer. Il mit ses deux mains dans ses poches, et d’un ton connaisseur:

– Ma foi, dit-il, tu astiques très bien. Et le pansage, connais-tu cela?

– J’y raffine. Je prends un vieux cheval de labour qui n’a vu ni étrille ni brosse depuis six mois, et en moins d’une heure j’en fais une bête de luxe dans le poil de laquelle on peut se mirer.

Brisard siffla longuement en signe d’admiration.

– Oui, reprit Bel-Argent. Seulement, ça donne soif…

– C’est bon, dit Brisard, nous irons tout à l’heure au Bel-Argent… c’est moi qui paye!

Et Brisard, tandis que Bel-Argent astiquait avec ardeur, retomba dans un mutisme mélancolique. Parfois il tressaillait et jetait un étrange regard sur le rez-de-chaussée de l’hôtel. Par moments, il soupirait lentement, et secouait la tête.